Le hussard
issue. Il ne reste plus que la guerre de
guérilla et, croyez-moi, ce sera une guerre terrible.
— Une guerre que nous gagnerons, monsieur, avait
tranché Juniac avec un dédain que Frédéric avait jugé impoli. N’en ayez pas le
moindre doute. »
Don Álvaro avait souri doucement.
« Je ne crois pas. Je crois que vous ne la gagnerez
pas, messieurs, et celui qui vous dit cela est un vieil homme qui admire la
France, qui n’est plus en âge de soutenir ses propos sur un champ de bataille
et qui, malgré cela, sommé de choisir, dégainerait son épée trop longtemps
restée au fourreau pour combattre aux côtés de ces paysans incultes et
fanatiques ; pour se battre, même, contre les idées que, tout au long de
sa vie, il a ardemment défendues.
» Est-ce si difficile à comprendre ? Oh oui, je
crains fort que ce soit difficile, et j’en vois pour preuve que même Bonaparte,
tout génial qu’il soit, en a été incapable. Le 2 mai, à Madrid, vous avez
creusé un fossé entre nos deux nations ; un fossé de sang dans lequel se
sont engloutis les espoirs de bien des hommes comme moi. On raconte que, quand
Bonaparte a reçu le rapport de Murat sur cette effroyable journée, il s’est
exclamé : “Bah ! Ils se calmeront…” Et c’est là qu’est l’erreur, mes
jeunes amis. Non, ils ne se calmeront jamais. Vous, les Français, vous avez
rédigé pour l’Espagne une Constitution excellente, qui aurait pu être, il y a
peu encore, la matérialisation parfaite des aspirations de beaucoup qui pensent
comme moi. Mais vous avez aussi mis Cordoue à sac, vous avez violé des femmes
espagnoles, vous avez fusillé des prêtres… Par vos actes et par votre présence,
vous blessez ce qu’il y a de plus vivace dans ce peuple stupide, obstiné et, en
même temps, admirable. Il ne reste plus maintenant que la guerre, et cette
guerre se fait au nom d’un imbécile à demi taré qui a nom Ferdinand, mais qui,
qu’on le veuille ou non, est devenu le symbole de la résistance. C’est une
tragédie.
— Mais vous êtes un homme intelligent, don Álvaro,
avait insisté Frédéric. Il y en a d’autres comme vous en Espagne ;
beaucoup d’autres. Vous est-il donc si difficile de faire voir la réalité à vos
compatriotes ? »
M. de Vigal avait agité sa tête blanche.
« Pour mon peuple, la réalité, c’est le présent. La
misère, la faim, les injustices, la religion laissent peu de place aux idées.
Et le présent, c’est qu’une armée étrangère foule la terre où se trouvent les
églises, les tombes des ancêtres et aussi les sépultures d’innombrables
ennemis. Quiconque tentera d’expliquer aux Espagnols qu’il existe autre chose
que cela passera pour un traître.
— Mais vous, don Álvaro, vous êtes un patriote.
Personne ne peut le nier. »
L’Espagnol avait regardé fixement Frédéric, puis une
expression d’amertume s’était dessinée sur ses lèvres.
« Eh bien si ! Ils le nient. Je suis un afrancesado, comprenez-vous ? C’est la pire insulte que l’on puisse lancer
aujourd’hui dans ce pays. Et peut-être un jour viendront-ils ici, pour me
traîner hors de cette maison comme ils l’ont fait avec certains de mes vieux et
bons amis. »
Frédéric était sincèrement scandalisé.
« Ils n’oseront jamais, avait-il protesté.
— Ignorance crasse, mon ami. La haine est un moteur
puissant ; il peut y avoir bien des choses confuses dans ce pays, mais il
en est deux qui sont claires comme la lumière du jour : les Espagnols
savent mourir, et ils savent haïr comme personne. Soyez assuré que, tôt ou tard,
mes compatriotes viendront me chercher. Le plus curieux est que, lorsque
j’analyse la question, je ne suis pas capable de leur en vouloir.
— Mais c’est terrible ! » s’était indigné
Frédéric.
Don Álvaro l’avait observé avec une réelle surprise.
« Terrible ? Pourquoi serait-ce terrible ?
Vous vous trompez, jeune homme. Non, non, pas du tout. C’est simplement
l’Espagne. Pour le comprendre, il faudrait être né ici. »
*
Le 8 e léger se trouvait maintenant à moins
d’une demi-lieue du village qui constituait son objectif. Frédéric chevauchait
au pas en serre-file de la colonne bleue, attentif au moindre indice de
présence ennemie. Il s’était rasséréné depuis l’escarmouche du petit bois. Il
regardait de temps en temps sa botte droite, tachée du sang séché du
franc-tireur qu’il avait tué. Il n’y
Weitere Kostenlose Bücher