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Le hussard

Le hussard

Titel: Le hussard Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Arturo Pérez-Reverte
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l’hermine impériale dont il a fini par se
revêtir me cause quelque inquiétude… Enfin, là n’est pas la question. J’en
reste à l’indéniable génie politique dont il a fait preuve et que j’admire, et
c’est sur ce terrain que je déplore le peu d’habileté avec laquelle il a
conduit jusqu’à maintenant les affaires d’Espagne…
    — Le peu d’habileté ?
    — Laissez-moi terminer, jeune impulsif. J’ai parlé de
manque d’habileté, oui, et je l’attribue à la méconnaissance, au demeurant
compréhensible, de la réalité de ce pays. L’Espagne est une nation très
ancienne, orgueilleuse et fidèle à ses mythes, que ceux-ci soient justifiés ou
pas. Bonaparte est tellement habitué à voir les peuples s’agenouiller qu’il ne
peut concevoir, ce qui est une grave erreur d’appréciation, qu’il y a de ce
côté des Pyrénées une race décidée à ne pas accepter sa volonté. Non que les
idées qui l’inspirent soient mauvaises, attention, mais simplement parce qu’il
essaye de les appliquer sans tenir compte le moins du monde de l’opinion de
ceux qui sont destinés à les recevoir…
    » L’Espagne est un ensemble homogène, messieurs. Nous
avons ici, réunis depuis des siècles, des royaumes qui furent indépendants, qui
conservent jalousement leurs privilèges et leurs antiques droits, peuplés
d’hommes que l’Histoire et la terre sur laquelle ils vivent ont endurcis, des
gens à la tête dure, rudes et belliqueux, que des centaines d’années de guerres
intérieures et huit cents ans de combat contre l’Islam ont fait ce qu’ils sont
aujourd’hui. Des gens chez qui, de plus, une religion sévère et intransigeante
a imprimé depuis des temps immémoriaux la marque d’un fanatisme sauvage. »
    Arrivé là, don Álvaro de Vigal s’était arrêté, comme si le
souffle lui manquait. Un sourire triste s’était dessiné sur ses lèvres
flétries, tandis que d’une main sillonnée de veines bleues, dans un geste plus
empreint de pessimisme indulgent que de reproche, il montrait les murs du
salon, ornés de souvenirs liés à l’histoire de sa famille.
    « Tout est là, avait-il dit sur un ton de fatigue
résignée, comme s’il s’agissait de quelque chose contre quoi il avait tenté de
lutter toute sa vie et qu’il n’avait jamais pu vaincre. Des vieilles armes
couvertes de rouille, des figures austères dont les propriétaires ne sont plus
que poussière depuis des siècles… Vous voyez ces portraits ? Vous n’y
trouverez pas beaucoup de couleur ; la patine du temps n’a fait qu’obscurcir
encore un peu plus ce qui, à l’origine, était déjà sombre… De l’ombre et guère
de lumière, juste ce qu’il faut, peut-être, pour éclairer ces traits durs et
fiers, ces ports altiers et, parfois, le faible éclat de la poignée d’une épée,
le soupçon de couleur d’un joyau, d’une chaîne en or, souvent d’une fine croix,
la tache pâle d’un gorgerin… Il n’y a pas de sourires sur ces visages sévères,
mes jeunes amis. Même les habits, noirs comme les ténèbres qui les entourent,
se fondent dans celles-ci, parce que ce sont des accessoires, ils n’apportent
rien de spécifique au caractère de ces hommes qui ont posé pour que le peintre
fasse jaillir de sa palette, bien plus que leur aspect extérieur, l’aspect de
leur âme. Tous ont été des hommes insignes : scrupuleux et catholiques
pour la plupart, dissolus pour quelques-uns. Eux qui ne baissaient pas la tête
devant leurs rois s’humiliaient pourtant devant une hostie consacrée, devant la
barbe mal rasée et les mains grossières de n’importe quel curé du peuple.
Certains sont morts en combattant pour Dieu et pour leurs monarques dans les
guerres européennes, dans les Indes ou dans le nord de l’Afrique, en guerroyant
contre les protestants, les anglicans, les barbaresques… Ils ont été de
vaillants soldats, de dignes nobles et de loyaux vassaux. Et tous, excepté ceux
qui sont morts en des lieux tragiques et lointains, ont eu un prêtre à leur
chevet au moment de rendre l’âme. Comme mon grand-père. Comme mon père… Par une
ironie du Destin, moi, l’ultime descendant d’un tronc désormais stérile, je
n’aurai à mon côté qu’un vieux et fidèle serviteur. Et encore, si le brave
Lucas ne décide pas de me jouer le mauvais tour de mourir avant moi. »
    Le vieil homme avait observé une nouvelle pause en
contemplant les portraits avec mélancolie. Puis il

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