Le hussard
Tage. M. de Vigal était
un vieil homme appartenant à cette catégorie qu’on nommait en Espagne des afrancesados, marqués par la culture et les mœurs françaises, mal vus d’une grande partie
de leurs compatriotes parce qu’ils exprimaient leurs idées libérales à voix haute
et ne cachaient pas leur admiration pour les nouveaux courants de pensée que
les philosophes français avaient répandus en Europe. Le vieux noble espagnol,
qui avait beaucoup voyagé en France dans sa jeunesse – il évoquait avec
orgueil la correspondance qu’il avait entretenue quelque temps avec
Diderot –, possédait une culture extraordinaire, sa conversation était
affable et spirituelle, et avec ses cheveux gris, ses yeux fatigués par une
trop longue vie, il était un profond connaisseur de la condition humaine. Sans
enfants, veuf, il n’aspirait qu’à vivre ses dernières années en paix parmi le
millier de livres de sa bibliothèque et les fontaines de pierre qui, sous les
arbres, répandaient leur fraîcheur dans son jardin qu’il ne dédaignait pas de
cultiver lui-même.
Don Álvaro de Vigal avait accueilli les deux hussards avec
intérêt, sans doute parce que la présence sous son toit de deux jeunes
officiers arrivant d’un pays étranger qu’il aimait venait rompre la monotonie
de sa solitude. La conversation s’était déroulée en français, langue que leur
hôte parlait couramment. Ils avaient soupé à la lumière de chandeliers
d’argent, puis s’étaient dirigés vers le petit fumoir où un valet décrépit,
seul domestique de la maison, leur avait servi cognac et cigares.
Juniac, toujours mélancolique – Frédéric avait pensé
depuis qu’il pressentait peut-être sa tragique mort prochaine –, avait
gardé le silence pendant toute la soirée. Le poids de la conversation était
retombé sur Frédéric et l’Espagnol, particulièrement sur ce dernier qui
semblait éprouver un singulier plaisir à évoquer ses souvenirs. Il connaissait
Strasbourg et avait échangé avec le jeune Alsacien d’innombrables réminiscences
communes.
Les militaires étant les invités et la scène se passant en
Espagne, il était inévitable que la conversation dérive vers la guerre. Don
Álvaro avait approuvé les intentions de Napoléon de diriger personnellement la
campagne et exprimé son admiration pour le génie militaire et politique de
l’Empereur. Bien qu’appartenant lui-même à la vieille noblesse, il n’avait
manifesté aucune réticence à admettre que les maisons royales européennes, y
compris celle d’Espagne, étaient dans un tel état de décadence que seule
l’influence des idées nouvelles dont la France était le champion pouvait revitaliser
le tronc pourri des nations. Il regrettait néanmoins que Napoléon n’ait pas
encore compris que l’Espagne ne pouvait être mesurée à l’aune du reste des
autres pays européens.
À cet instant, Frédéric avait interrompu le vieil homme pour
lui manifester son désaccord. Il avait parlé d’une nouvelle Europe sans
frontières, de l’expansion d’une culture commune orientée vers le progrès, de
nouvelles idées, de l’Homme auquel il fallait restituer sa dignité. L’Espagne,
avait-il ajouté, était un pays prisonnier de son passé, refermé sur lui-même,
en proie à l’obscurantisme et aux superstitions. Seules les idées neuves,
l’intégration dans un système politique moderne et européen pouvaient le tirer
de la geôle où l’avaient jetée l’Inquisition, les prêtres et les monarques
incompétents.
Don Álvaro avait écouté attentivement le long exposé
enthousiaste du jeune Frédéric, un soupçon de sourire aux lèvres et une pointe
de sage ironie dans ses yeux fatigués. Quand le hussard eut terminé son
éloquent discours – que, toujours taciturne, Juniac avait ponctué de
hochements de tête approbateurs – et se fut rejeté en arrière sur son
sofa, les joues rougies par la chaleur de son argumentation, le vieil homme
s’était penché vers lui et lui avait tapoté affectueusement le genou.
« Voyez-vous, mon cher garçon, avait-il dit sur un ton
plein de douceur, son français parfait ne butant que sur quelques r , je
ne mets pas en doute que la seule personnalité vigoureuse qui puisse changer
l’Europe ait pour nom Napoléon Bonaparte, même si, ces derniers temps, je me
sens enclin à exprimer quelques réserves. Je l’ai applaudi de tout mon cœur
quand il était Premier consul, mais
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