Le hussard

s’était tourné vers les
hussards avec un faible sourire.
    « Si, quelque jour, l’Empereur me faisait comme vous
l’honneur de loger dans ma demeure, j’aurais grand plaisir à lui montrer cette
galerie de mes ancêtres. Peut-être alors comprendrait-il quelques petites
choses de cette terre. »
    Juniac laissait errer un regard distrait dans la pièce. Mais
Frédéric, intéressé, s’était penché vers le vieux noble.
    « Je trouve étrange d’entendre cela ici, avait-il fait
courtoisement remarquer. Vous êtes espagnol, don Álvaro, et pourtant vous
professez la religion des Idées. Tout à l’heure, vous avez eu l’amabilité de
nous faire visiter votre bibliothèque… Qu’est-ce qui empêche des hommes tels
que vous d’être les guides de leurs compatriotes ? C’est un fait historique
prouvé que les minorités cultivées, l’élite, possèdent la force suffisante pour
entraîner des peuples entiers, pour ouvrir les fenêtres et rendre possible que
la lumière du soleil, la lumière de la Raison, chasse les fantômes qui
assiègent l’être humain, en faisant comprendre à celui-ci qu’il n’y a pas de
frontières, que les hommes doivent progresser de manière collective,
solidaire. »
    Le vieil aristocrate l’avait regardé avec tristesse.
    « Écoutez, mon jeune ami. Un jour, alors que l’Espagne
dominait le monde, il y eut un empereur qui nourrissait le même rêve que
Bonaparte : une Europe unie. Né à l’étranger, dans les Flandres, il
réussit à être à ce point espagnol qu’il décida de passer les dernières années
de sa vie, après avoir abdiqué, dans un monastère de ce pays, un lieu nommé
Yuste. Cet homme, qui fut peut-être le plus grand et le plus puissant de son
époque, a dû lutter autant à l’extérieur contre la rivalité de la France et les
germes d’indépendance en Europe qui s’appuyaient sur le luthéranisme, qu’à
l’intérieur contre les privilèges et l’orgueil nationaliste des Espagnols
eux-mêmes. Il a échoué dans ses tentatives, et son fils Philippe, un homme vêtu
de deuil, gris et fanatique, a mis des œillères à l’Espagne en l’isolant du
rêve paternel. Les prêtres, l’Inquisition, vous savez… Les Pyrénées sont
redevenues un obstacle mental, en plus d’être géographique.
    » Ces derniers temps, grâce à la moderne diffusion des
Idées, l’Espagne était en voie de sortir du puits où elle était plongée. Nous
qui défendons la nécessité du Progrès, nous avons vu dans la révolution qui a
détrôné les Bourbons en France un signe que les temps, enfin, commençaient à
changer. Le poids croissant de Bonaparte en Europe et l’influence que, de ce
fait, la France a réussi à exercer sur ses voisins constituaient un espoir…
Pourtant, et c’est ici que surgit le problème, la méconnaissance de cette terre
et le manque d’habileté avec lequel les proconsuls ont agi ont jeté par-dessus
bord des débuts prometteurs… Les Espagnols ne sont pas, nous ne sommes pas, des
gens qui se laissent sauver par la force. Nous aimons nous sauver nous-mêmes,
peu à peu, sans que cela signifie renoncer aux vieux principes auxquels, pour
le meilleur ou pour le pire, on nous a fait croire durant des siècles. Sinon,
nous préférons nous damner pour l’éternité. Jamais une seule idée ne sera
imposée ici par la force des baïonnettes. »
    L’allusion aux baïonnettes avait tiré Juniac de sa rêverie.
Il avait toussoté avant de prendre la parole, de l’air satisfait de quelqu’un
qui découvre enfin un aspect de la conversation qui lui est familier.
    « Mais aujourd’hui il y a un nouveau roi, avait-il dit
avec une absolue conviction. Joseph Bonaparte a été reconnu par la cour de
Madrid. Et si l’armée espagnole préfère la trahison, nous sommes ici pour le
maintenir sur le trône. »
    En regardant Juniac, Don Álvaro avait remarqué son
expression bornée de militaire. Puis il avait hoché lentement la tête en signe
de dénégation.
    « Ne vous leurrez pas. Il a été reconnu par des
courtisans sans scrupules ou par des naïfs qui voient encore en l’alliance avec
la France le moyen de régénérer la nation. Mais tous ces gens sont trop
éloignés du peuple ; ils sont incapables de voir ce qui se passe sous leur
nez. Regardez plutôt autour de vous. L’Espagne entière est un brasier, et dans
chaque ville les juntes appellent à la rébellion. Vous, les militaires
français, vous avez fermé toute