Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen
Le jardin d'Adélie

Le jardin d'Adélie

Titel: Le jardin d'Adélie Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Marie Bourassa
Vom Netzwerk:
épaisse et l’enfouit parmi ses vêtements de rechange. D’un coup du revers de la main, il renversa le bocal qui contenait les économies de Firmin. Le pot se fracassa en vomissant sa réserve de pièces que l’adolescent recueillit une à une parmi les fragments de terre cuite. Ce récipient-là n’avait pas le droit de survivre.
    Trop de temps avait passé. Ses vivres étaient pratiquement épuisés. Il ne restait plus dans un sac qu’un peu de seigle noirci par l’ergot. Sans savoir pourquoi, il ne voulut pas toucher à ce grain qui semblait lui aussi atteint de la peste. Partir. Laisser, à tout jamais peut-être, le four éteint derrière lui. Il n’avait pas le choix.
    De retour dans la boutique avec une esconse, Louis vit qu’Odile était demeurée là où il l’avait laissée. Elle ne respirait plus. Son visage d’un rouge sombre se striait de noir à vue d’œil. L’adolescent fut pris de nausée et s’empressa de nouer autour de sa tête son mouchoir camphré.
    En franchissant le seuil de la boulangerie, il trébucha sur une forme qui y était étendue. Dans le jour qui commençait à poindre, il put distinguer le visage de Bertrand. Le jeune homme s’était revêtu des pièces d’armure disparates qu’il avait pu accumuler au fil des ans. Son épée d’entraînement, hors de son fourreau, était tordue par les coups qu’il avait infligés à la porte. Il reposait maintenant, mains jointes sur la poitrine, la visière de son vieux heaume relevée sur son visage pétrifié. Nul ne saurait où il avait trouvé la force insensée de traîner avec lui, sans doute sur des lieues, l’effigie en pierre d’un lion terrassé sur laquelle il avait posé les pieds, se transformant ainsi en un gisant de chevalier qui allait pour l’éternité monter la garde à la porte de la boulangerie {51} .
    Des fumées mornes dérivaient dans la rue déserte qu’aucun son ne perturbait plus. Les cloches des églises s’étaient tues. Des fenêtres et des portes restées ouvertes béaient sur une pénombre sépulcrale. Les premières rues dans lesquelles Louis déambula s’étaient entièrement dépeuplées. Pendant un moment, il crut la ville tout entière dévastée.
    Une charrette guidée par un fossoyeur au visage émacié tourna cahin-caha à un carrefour. Les bras et les jambes noircis des cadavres que l’on y avait jetés pêle-mêle, nobles, roturiers et inconnus de passage confondus dans la mort, étaient secoués comme des fagots. L’homme portait des gants de cuir et un habit rouge reconnaissable de loin, rendu poussiéreux par la chaux vive qu’il avait dû pelleter dans les fosses communes. Il avait passé des semaines à les combler de morts aussitôt qu’on avait fini de les creuser. Lui et ses collègues ne suffisaient désormais plus à la tâche et la pestilence s’était mise à couver sous les énormes monticules. Depuis peu, les fossoyeurs avaient commencé à allumer hors les murs de gigantesques bûchers. Les morts leur pleuvaient dessus depuis le haut des murailles. La fumée que Louis avait vue et qui flottait au-dessus de la ville telle une malédiction provenait de là {52} .
    Des volailles oubliées étaient en train de crever de faim dans les cours, parmi des grappes empourprées de coquelicots qui semblaient défier le malheur. Une chèvre égarée bêlait tristement, tête basse. Et, au beau milieu d’une rue, Louis vit Sans-Croc, égaré, oublié de tous, qui pleurait en se dandinant d’une jambe sur l’autre. Alors que l’adolescent s’apprêtait à rejoindre l’infirme, il aperçut la morve brunâtre qui coulait du nez du malheureux et dégouttait sur sa chemise. Louis recula et fit demi-tour.
    *
    Le moulin s’était tu. Sa roue à aubes n’émettait plus ce clapotis familier que l’on pouvait aisément percevoir depuis la berge du fleuve. À l’aide d’une barque abandonnée qui prenait l’eau, Louis parvint à s’y rendre. Après avoir amarré la barque à l’un des pilotis, il gravit lentement l’escalier, comme s’il redoutait d’y surprendre quelque malfaiteur aux aguets.
    L’intrus était bien là. Louis ne le vit pas tout de suite. Il l’attendait, lui souriant de toutes ses dents fêlées et brunâtres, il le scrutait de ses orbites vides depuis le linteau de la porte au-dessus duquel il avait été accroché. C’était un mementomori*.
    — Non !
    Un coup de gourdin abattit le morbide cerbère dont le crâne tomba aux pieds du vivant.

Weitere Kostenlose Bücher