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Le jardin d'Adélie

Le jardin d'Adélie

Titel: Le jardin d'Adélie Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Marie Bourassa
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ses bras. Les fossoyeurs n’étaient que des ombres rouges qui cessèrent de s’animer en les voyant arriver.
    — Le malheureux, dit l’un d’eux avec affliction en s’avançant vers ce jouvenceau encore sain qui venait peut-être de se sacrifier pour conduire lui-même sa bien-aimée au bûcher. Quel gâchis.
    — Nous sommes arrivés, Églantine, dit Louis avec douceur.
    Elle ne l’entendit sans doute pas. Son regard était devenu fixe depuis un bon moment déjà.
    Louis s’avança vers les flammes et étendit les bras. Églantine tomba parmi les premiers fagots qu’un fossoyeur s’empressa d’arroser d’une huile noirâtre avant d’y mettre le feu. Sur sa poitrine désormais privée du contact de sa fiancée, il sentit un souffle froid et moite, comme issu d’une fosse, une froidure qu’aucune chaleur ne pourrait jamais plus apaiser.
    Au moment où les flammes avides commençaient à dévorer la robe blanche d’Églantine, Louis put voir son visage encore intact. Il put voir la petite main qui se posait sur son ventre et sur le fruit qu’il étouffait.
    Alors seulement Louis comprit. Il tomba à genoux et hurla à la mort.
    La main ferme d’un fossoyeur refusa au feu une troisième proie, vivante celle-là. Louis fut repoussé en arrière et éloigné à coups de manche de pelle.

Chapitre VI
    La malédiction
    Qu’allait-on retenir de cette époque ? Tout grand événement de l’Histoire possède ses repères et ses balises. Chaque guerre a ses actes de bravoure. Mais il n’y avait plus de héros. La mort, cette abstraction que l’on repoussait d’instinct vers un avenir imprécis, était subitement devenue un fait quotidien. Elle frappait sans discernement. Que l’on fût bien nanti ou non n’y changeait rien ; elle n’épargnait plus personne. Dans sa hâte horrible et violente de se propager, elle semait l’effroi. Les gens prenaient conscience de leur précarité et une nouvelle perception de l’être humain et de son existence se faisait jour. L’imaginaire collectif en fut bientôt atteint à son tour et le Destin changea d’habit pour endosser celui de la Fatalité. Des survivants angoissés, coupables d’être encore là, ne se sentaient plus à leur place dans ce monde mis en pièces. Cette incertitude entraîna une régression de l’âme humaine qui ne sut plus comment penser et oublia comment aimer. En permanence assaillis par l’effroi et l’angoisse, les gens se trouvaient subitement privés d’élan créateur ; ils avaient désappris à concevoir des projets d’avenir. Ces millions de gens n’avaient-ils existé, pleins de vie et de rêves, que pour disparaître dans la noirceur anonyme, béante, d’une gigantesque fosse commune ? Qu’allait-on retenir d’eux, de leurs visages, de leurs accomplissements, de leurs espoirs et de la grandeur de leur âme qu’un seul bacille était parvenu à anéantir ? La vie humaine avait-elle donc si peu de valeur ?
    Il ne savait plus où il se trouvait. Probablement un peu après le bois de Boulogne {53} . Mais il n’en était pas sûr, à cause des nombreux vignobles désertés qu’il avait traversés. De temps à autre, au cours de ses errances, il avait pu apercevoir une vache abandonnée aux pis gonflés, beuglant de douleur dans son enclos, ou une meute de chiens errants se disputant la carcasse d’un mouton. Puis, plus rien. L’hiver était venu et avec lui la famine, car les récoltes avaient gelé sur pied.
    Mais lui avait continué à marcher. « Fuis la ville », lui avait commandé son instinct. Ce qu’il avait fait comme tant d’autres qui espéraient échapper ainsi au fléau. Mais il n’y avait rien nulle part. Ni en campagne ni en forêt. Il n’avait plus personne. Ni femme ni enfant.
    Une cime d’arbre fut avalée par des nuages en exil. Tout comme lui, le vent ignorait où aller, car il n’y avait plus ni ciel ni terre. Le peu de neige tombée la veille crissait sous ses pas comme du verre pilé. Il faisait trop froid depuis trop longtemps {54} . . La froidure lui avait engourdi le cœur. Elle avait éteint à la fois le bûcher et la morsure du gel. Louis n’avait plus mal. Il ne pensait plus. Ses jambes étaient devenues insensibles. Il avait réintégré le cocon sécurisant de son enfance. Même les mots mille fois répétés : « Ma femme ! Mon enfant ! » n’éveillaient plus de chagrin. Dormir. Cela seul importait.
    Lorsqu’il s’écroula, Louis ne sentit rien. Il fut

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