Le jardin d'Adélie
L’os occipital se brisa en touchant le sol. Il ressemblait à de la terre cuite cassée. Comme un forcené, Louis se jeta contre la porte obstinée qu’il voulut enfoncer ; mais une seule poussée l’ouvrit, si simplement que Louis hésita avant de pénétrer dans la maison.
L’adolescent marcha dans la minoterie pétrifiée par la même atmosphère de fin du monde qu’il avait vue en ville. Le cœur du moulin s’était arrêté. Le plancher était jonché de débris provenant du système d’engrenage qui avait dû tourner à vide pendant un certain temps avant de se briser. Des rongeurs avaient semé leurs crottes partout et, dans un coin, une famille de souris nichait au creux d’un sac de blé percé. L’air de la meunerie était, pour la première fois sans doute, entièrement exempt de sa fine poussière d’or. De la vaisselle abandonnée s’empoussiérait sur la table de l’étage. L’une des luxueuses carafes orangées de la mère Bonnefoy gisait, ébréchée, au centre d’une flaque de vin sirupeux dans laquelle des insectes s’étaient englués. Le postérieur et la queue nue d’un rat affairé dépassaient du col artistement touché de vert. Un torchon à demi plié avait été laissé sur un banc. On eût dit que les habitants du moulin avaient été poussés à prendre la fuite en vitesse, au beau milieu d’un repas. Si la flaque de vin avait été plus récente, Louis aurait pu aisément se laisser persuader que les Bonnefoy allaient surgir de la cachette où ils s’étaient terrés pour l’accueillir. Que la belle convivialité d’antan n’attendait plus qu’un visage familier comme le sien pour pouvoir renaître enfin. Que toute cette horreur allait être balayée d’un coup par enchantement sous l’assaut de leur chaleur humaine. Mais le vin avait séché depuis longtemps. Louis sanglota dans son mouchoir camphré.
Un autre gros rat lui fila entre les jambes depuis l’entrebâillement de la porte qui ouvrait sur la chambre des maîtres. Louis s’y glissa, furtif.
D’autres rats détalèrent en couinant. Le meunier et sa femme étaient là, couchés dans leur lit, partageant pour l’éternité l’ultime étreinte que la vie leur avait consentie. Ils grouillaient d’asticots profanateurs. Des mouches vrombissaient et se prenaient dans les courtines. Louis tomba à genoux, pris de nausée. Il se traîna à reculons hors de la chambre en collant davantage son mouchoir contre son nez. Des larmes brûlantes diluèrent à la fois le camphre et ses souvenirs dorés, tout jeunes encore. Jamais plus il n’y aurait ici de ces agréables soupers en famille ni de ces tendres promenades le long des berges de la Seine au couchant. Il n’y avait plus de Bonnefoy.
— Églantine.
Une forme blanche se faufila par la porte de l’escalier restée entrouverte.
— Églantine, non, attends !
Aucun doute possible : cette chevelure dorée, si vivante, si belle, c’était celle d’Églantine, et elle était vivante. Il se lança à la poursuite du fantôme qui avait disparu sans bruit dans la grande pièce du rez-de-chaussée et avança dans la salle des meules où la poussière dérangée produisait des volutes grisâtres dans la lumière blafarde. La forme blanche gisait en haut de l’escalier menant à l’une des passerelles comme un tas d’étoffe souillée.
— C’est moi. N’aie pas peur, je suis là, dit-il doucement. Il s’accroupit à ses côtés et la força à se tourner vers lui.
Le visage d’Églantine, malgré sa rougeur anormale, demeurait frais et jeune.
— Oh, Louis ! Pourquoi es-tu venu ici ? Il n’y a plus rien à faire. C’est… c’est trop tard.
— Tout va bien, mon aimée, ma mie. Ne t’en fais pas. Je viens te chercher. Nous partons. Tiens, sens mon bras, c’est du vinaigre. Écoute. J’ai vu les moines. Ils vont t’aider. Et je t’ai apporté des remèdes. Oui. Juste là, dans ma besace.
Il posa son sac et entreprit de couper au bas de sa propre tunique un morceau d’étoffe qu’il imbiba d’eau-de-vie. Il en donna également à boire à la jeune femme, qui s’étouffa.
— As-tu des grosseurs ?
— Oui. Sous le bras gauche et… entre les jambes. Louis, crois-tu que tu peux vraiment me guérir ?
Il entreprit tendrement de déshabiller Églantine tandis qu’il disait, en reniflant :
— Fais-moi confiance. Tu es ma femme et je t’aime. Je ne laisserai pas cette saleté de morille te prendre à moi, tu entends ?
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