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Le jardin d'Adélie

Le jardin d'Adélie

Titel: Le jardin d'Adélie Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Marie Bourassa
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ne pas prendre sa défense contre les assauts lubriques de son père, quitte à y laisser ses dernières forces.
    Il serrait alors les poings en se promettant l’impossible. Ce monde sans pitié était responsable du lien embryonnaire mais très puissant qui subsistait entre Louis et Clémence ; il était à la fois devenu une partie d’elle et avait fait d’elle une partie de lui.
    Alors même que se développait sa sympathie pour Clémence, Louis sentait grandir son désir de détruire Firmin. C’était comme si sa survie en dépendait. Chaque fois qu’il apercevait son père, une rage de vivre se mettait à bouillonner en lui. Firmin allait voir qui était le plus fort. Il allait regretter ses brutalités et sa cruauté. Et, de plus en plus, il englobait Magister dans ses rêves destructeurs. Lui seul, avec Firmin, représentait un réel danger. S’il réussissait à atteindre Firmin ou Magister en premier, il allait éviter d’être atteint par eux. Des autres, il ne se souciait pas. Même de Desdémone et de Godefroy, il considérait qu’il n’avait rien à craindre de leur part, puisqu’ils n’agissaient que sous les ordres du maître.
    Louis se savait bien outillé pour exercer sa fureur vengeresse. Ce qui éveillait la peur chez ses compagnons, c’était cela même qui avait subjugué les enfants de la rue qu’il avait côtoyés, mais sous une forme que la misère avait amplifiée. Louis mettait une espèce de passion implacable à se battre. Il savait se transformer en une sorte de machine, en une meule de moulin qui écrasait tout ce qu’elle happait sans aucun discernement. Lorsqu’on le poussait dans cet état second, seule sa rage importait. Les autres n’existaient plus.
    Louis ignorait encore qu’il était surveillé de très près par ceux-là mêmes dont il se souciait le moins.
    Ce jour-là, alors que la horde passait devant le gibet, dans le regard complice de Louis, Clémence acquit la certitude instinctive que seule sa sollicitude permettait à l’adolescent de demeurer sain d’esprit. Elle l’avait touché à temps. Clémence ignorait s’il l’aimait ou non. Le véritable amour requérait à la fois liberté, indépendance d’esprit et une certaine forme de créativité. Or, il lui semblait bien que tout cela s’était irrémédiablement étiolé chez Louis. Il avait trop souffert. Pourtant, la jeune fille sentait bien quelque chose, une sorte de symbiose discrète qui le reliait à elle, comme, peut-être, à ses compagnons d’infortune. Oui, il était sauvé de la démence par cette infime parcelle d’amour qui était demeurée intacte en lui, par ce jardin dont il avait fait son sanctuaire. Sans connaître toutes ses pensées, Clémence ne s’y trompa pas.
    L’hydromel faisait la fête dans les estomacs creux. Les chefs étaient déjà passablement ivres lorsqu’ils décidèrent, un soir, de dresser le camp dans un cimetière. Personne n’y trouva à redire. Ce genre d’endroit avait de tout temps été un repaire de bandits et de filles de joie. Mais Magister ne put s’empêcher d’être sensible à l’atmosphère lugubre du lieu. D’une voix vibrante d’émotion, il dit :
    — Mes frères, soyons prêts au trépas sans égard à nos biens terrestres, qui ne nous sont que prêtés, ni à notre enveloppe charnelle, qui bientôt ne sera plus rien. N’ayons plus de souci que pour le salut de notre âme. Éloignons-la, par notre saint renoncement, de ce monde méprisable et des tourments éternels de l’enfer qu’il préfigure. Donnons-nous volontiers à la mort, et nous aurons la vie.
    Le camp fut plongé dans un silence craintif et solennel. Les femmes geôlières sanglotaient doucement tandis que les hommes tâchaient de se débarrasser de la boule qu’ils avaient dans la gorge avec force rasades. Les prisonniers eux-mêmes se sentirent comme hypnotisés. À la lueur du feu, les croix bancales et les pierres moussues devenaient encore plus présentes. Elles reprenaient vie.
    Louis se leva et se coula jusqu’à l’une d’elles, à demi penché. Magister l’aperçut et le rejoignit. Il le serra amicalement contre lui. Un peu étonné, Louis se laissa faire. Ils admirèrent la pierre tombale en silence. Elle était de facture récente. On y avait représenté un transi {60} se dressant pour interpeller un vivant. De l’écriture se déroulait au-dessus de leurs têtes. Magister demanda doucement :
    — Sais-tu ce qui est écrit là,

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