Le jardin d'Adélie
demanda :
— Qu’est-ce que c’est ?
— Une horloge, répondit Lambert.
— Une quoi ?
— C’est pour donner l’heure de façon très précise.
— Mais il y a déjà nous, pour cela.
Le postulant fit lentement le tour de l’objet et y glissa un doigt inquisiteur. Il s’accroupit et exerça une pression sur le poids. Le pouls du mécanisme s’accéléra. Il sourit d’un air mauvais.
— Tiens, je vais faire tomber la nuit plus vite et, demain, tu auras les cheveux blancs.
— Attention, quand même, dit Lambert, soucieux.
Le moine, qui ne riait plus du tout, sursauta : un livre ouvert venait d’être planté juste sous son nez. Louis se releva hâtivement. Après quelques secondes d’incertitude, l’horloge ralentit et reprit son rythme normal.
Le frère Lionel était ravi de cette visite impromptue. Tout à fait réveillé et les yeux pétillants de malice, il pointa le livre en regardant Lambert.
— Ah, bien… hum, dit ce dernier en se grattant la gorge d’un air coupable.
— Je n’ai pas envie de dormir, moi, dit Louis.
Lambert prit le livre précieusement et résuma le texte et les plans en perspective éclatée montrés par le bibliothécaire enthousiaste :
— Tu vois, ceci explique que rien n’a jamais calculé l’heure de façon aussi fiable. Tout ce qu’on avait date de l’Antiquité. D’abord, le cadran solaire qui ne fonctionne que durant les jours ensoleillés, et ensuite la clepsydre…
— Hein ? demanda Louis en fixant Lionel des yeux.
— La clepsydre. C’est une espèce d’horloge à eau. Cela gèle en hiver et devient donc inutilisable. Tandis que ceci…
Ils regardèrent l’horloge mécanique qui, imperturbable, égrenait ses petites miettes de temps. C’était un objet magique, presque sacré.
Lionel applaudit timidement et reprit le livre, faisant cliqueter une croix de bois noirci au bout de sa cordelette de noyaux d’olives. Louis demanda à Lionel :
— Si elle s’arrête, il se passe quoi ?
*
Lui qui était du genre à préférer servir Dieu d’une manière plus concrète et qui avait toujours manqué la plupart des offices, il s’était mis à y assister fidèlement, de matines à complies. Habillé de sa tunique élimée, qui en ville aurait suscité des rires, il suivait avec les autres postulants plus jeunes et parfois indisciplinés la procession des moines vêtus de leur froc, coule* et capuce noirs et chaussés de sandales. Le père Bernard avait remarqué que sa seule présence intimidait les jeunes gens trop dissipés, et il s’en trouvait fort satisfait. Mais Louis ne faisait rien de répréhensible. Il ne leur adressait même jamais la parole.
Des chandelles veillaient sans trêve sur une nappe de l’autel. Le sacristain {74} au visage congestionné faisait face aux moines et lisait dans un livre ouvert. Les moines entaillaient de leurs répons le texte ainsi déclamé. Louis portait une attention studieuse à ces exercices. Dès la première semaine, il avait mémorisé plusieurs répons.
Il aimait les offices. D’avoir à se lever en pleine nuit pour les matines et les laudes* ne le dérangeait pas. C’était doux, apaisant, et il n’éprouvait jamais de difficulté à se rendormir lorsqu’il regagnait le cocon douillet de sa cellule. Cela lui rappelait ses précieuses nuits d’apprentissage clandestin sous la douce tutelle d’Adélie.
La grand-messe dominicale était très différente. Lui qui n’avait connu qu’elle auparavant s’en trouva un peu égaré lorsqu’il y assista le premier dimanche, après toute une semaine d’offices. Le prieur conduisit les moines jusqu’aux stalles du chœur. Louis ressentit une étrange impression, de se trouver là avec les moines plutôt que parmi la foule des fidèles. Les Bénédictins et les prêtres formaient autour de lui une sorte de gangue protectrice, qui seule participait aux rites, si ce n’était quelques prières familières que les fidèles récitaient d’une voix morne. Certains d’entre eux suivaient la messe silencieusement, avec respect, tandis que d’autres circulaient, se saluaient de la main et bavardaient.
Ce fut alors que, pour la première fois, Louis se sentit coupé du reste du monde. Tout son passé se trouvait là, dans cette foule crasseuse dont les toux et les voix chenues parasitaient les beaux cantiques. Une vague de profond bien-être déferla en lui et il se mit à chanter lui aussi, tout bas. Il leva les yeux vers
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