Le jardin d'Adélie
cacher le plus possible l’expression de ton visage. Pense à l’acte que tu vas commettre, Ruest. Nous te remettons un homme bien portant et, avec lui, la charge de le transformer en cadavre. Et tu ne ressens aucune haine à son égard. Il ne t’a rien fait. C’est là une tâche ardue à accomplir.
— J’y arriverai, puisqu’il le faut.
— Nolens volens {115} , dit Arnaud.
Le jeune noble émit un sifflement qui se prit dans sa gorge. Il toussa.
— Ce garçon fait preuve d’une détermination dont je me sentirais moi-même incapable, dit le bailli.
— Comment peut-on tenir autant à sa vilaine existence et accepter de perdre le peu d’honneur qu’on avait peut-être ? demanda le nobliau. Qu’y a-t-il d’admirable là-dedans ?
À nouveau les yeux de Louis se posèrent sur lui, et ce que le jeune prétentieux y vit le fit frissonner : il n’avait jamais remarqué auparavant à quel point il pouvait être désagréable d’avoir ce personnage devant soi.
— Par la mordieu, bourrel, regarde ailleurs. Tu me files la nausée, dit Arnaud.
— Une dernière chose, Ruest, dit encore le bailli. Après le sacrement des mourants, Beaumont sera à toi. Tu le conduiras jusqu’à la charrette qui sera prévue et tu guideras le mulet, mais tu monteras en premier sur l’échafaud. Les gardes s’occuperont d’y mener le condamné.
Arnaud entreprit de se curer les dents et cracha posément quelques particules en direction du géant impassible.
— Ah, au fait : les gens sont ce qu’ils sont. Ils vont lancer des objets au condamné. Attends-toi d’en recevoir ta part. Laisse-toi faire. Ne riposte pas. C’est compris ?
— Fort bien, messire. Il n’y a là rien que je n’aie déjà appris.
Louis s’inclina sans quitter Arnaud des yeux et posa son gobelet vide sur le bord de la table avant de partir, laissant les deux hommes pensifs. Le bailli demanda enfin :
— Ce pied poudreux m’a l’air plutôt dégourdi, jeune d’Augignac. M’aurait-on menti à son sujet ?
Le noble haussa les épaules.
— Comment savoir ? Je me demande ce que Margot compte faire de ce gobelet, maintenant qu’il a bu dedans.
*
Il restait deux heures. Louis sortit dans la cour. Désœuvré, en proie à un malaise grandissant, il chercha quelque coin ombragé où s’asseoir et en trouva un à l’orée d’un taillis.
Assister à une exécution était une chose ; devoir y prendre cette part active, la plus redoutablement irrémédiable qui soit, en était une autre. « Moi, je vais donner la mort à un homme. Moi ! » ne cessait-il de se répéter en dépit de ses efforts sans cesse renouvelés visant à faire de Garin une sorte de mouton bipède. « En aurai-je le courage ? » Non, il ne saurait être ici question de courage. Il allait frapper un homme à genoux et entravé. Il n’y avait rien de courageux là-dedans. Il n’y avait qu’une tâche ignoble dont personne ne voulait s’acquitter. Il avait encore l’impression de serrer dans ses mains le manche de la hache grossière que le bailli lui avait prêtée la veille pour qu’il s’entraîne avec dans la cour. L’homme lui avait dit :
— Tu n’as qu’à penser à quelqu’un que tu détestes.
Immédiatement, Louis avait pensé à Firmin. Mais il avait aussi avisé Arnaud qui, ceint de l’épée du Templier, était venu parader pour le narguer. Le bailli s’était hâté de corriger :
— Non, ce n’est pas vraiment une bonne idée. Je ne sais pas, moi, pense à celui qui t’a jadis tourmenté.
Le sang du mouton avait giclé sur les beaux vêtements d’Arnaud et avait fait détaler ce spectateur indésirable.
— Bien, bien. Tu apprends vite, lui avait dit le bailli.
Louis se frotta vigoureusement le visage à deux mains. Un peu plus loin, près d’une grange, les carcasses évidées de ses moutons reposaient, pendues aux branches d’un arbre. i
« Penser à quelqu’un que je déteste. Mais je ne déteste pas Beaumont. Je n’ai rien contre lui, moi. Que doit-il penser, en ce moment même ? Dire que très bientôt, s’il y a un Dieu, il Le verra. Très bientôt il n’aura plus de tête. Il ne vivra plus. Et moi, je continuerai. »
— Louis.
Il leva la tête. Celui qui l’avait appelé s’approchait à grands pas. C’était Hugues. Il se leva. Son compagnon le rejoignit et dit :
— Je viens tout juste d’apprendre la nouvelle. Ils m’ont dit que tu avais la permission de recevoir des amis,
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