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Le jardin d'Adélie

Le jardin d'Adélie

Titel: Le jardin d'Adélie Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Marie Bourassa
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mériter.
    — J’ai juste livré le pain comme vous me l’avez demandé, Père.
    — Et tu y as mis trop de temps. Regarde-moi. Regarde-moi dans les yeux quand je te parle, imbécile. Tu le sais, ce que je pense des mendiants, n’est-ce pas ? Oui ? Alors, dis-le-moi.
    Louis répéta d’un trait, de sa voix sans intonation :
    — « Je n’ai pas les moyens de nourrir cette saloperie* de ville pour rien. Pas de sous, pas de pain. C’est ce que j’ai toujours dit. S’ils veulent manger du pain, ils n’ont qu’à travailler pour le gagner comme tout le monde. Et dire que l’on me traite de voleur, moi qui suis un artisan honnête ! »
    — Bon à rien ! J’ignore pourquoi, mais ça sonne affreux lorsque c’est toi qui le dis. Que t’est-il arrivé ?
    — Quoi ?
    — Là. Tes doigts.
    — Rien, Père. Je… je suis tombé dans les ronciers.
    — Dans les ronciers. Pauvre teigneux. Alors, il arrive, ce souper, ou faut-il que je te botte le potron* ? Fais deux plats. Et n’oublie pas de te laver les mains avant d’y toucher. Tu es répugnant.
    Le sou disparut parmi les autres pièces dans la bourse de cuir que le boulanger portait sur lui, et Louis s’en alla puiser un seau d’eau fraîche.
    L’enfant revint pour préparer deux tranchoirs. Il évida la seconde moitié du pain qui restait et la posa sur un tranchoir en bois qu’il prit sur une étagère. Les deux demi-pains furent remplis d’un bouillon épais et foncé dans lequel nageaient de gros morceaux de mouton et de légumes. Il y aperçut quelques fragments d’oignons dorés, préalablement rôtis dans la graisse. Ses lèvres brillèrent de salive. « Pourquoi deux portions ? » se demanda-t-il distraitement, concluant qu’ils devaient attendre l’un des rares visiteurs de Père. Il les posa sur la table et se détourna.
    — Assieds-toi et mange, lui ordonna Firmin.
    Louis en resta coi, pétrifié d’étonnement. Il lui avait rarement été donné de partager un repas avec Firmin, et plus rarement encore d’être convié à table. Habituellement, Adélie avait droit aux restes, quand il y en avait. Firmin ne prenait pas ses repas à heures fixes. Quant à Louis, il lui fallait attendre qu’Adélie fût en mesure de lui passer discrètement la plus grande partie des maigres restes refroidis qui étaient abandonnés sur le tranchoir métallique de Père.
    — Es-tu aussi sot que tu en as l’air ? Assieds-toi, je te dis, répéta Firmin.
    Louis obéit avec la rapidité craintive qui l’envahissait lorsque son père usait de son ton de commandement. Il lui jeta un nouveau coup d’œil furtif avant d’enfoncer ses petites dents de fauve dans le pain ramolli par le bouillon brun. Il put même se servir de la belle salière en terre cuite. Elle représentait un cavalier, et le précieux sel reposait dans une coupelle creusée dans la croupe de l’animal. C’était un objet de luxe, car ailleurs on se contentait d’utiliser du pain rassis évidé en guise de salière. Mais, chez eux, tous les restes de pain étaient cuisinés de quelque façon par Adélie. La viande et le bouillon qu’elle avait préparés étaient chauds, délicieux, revigorants. Louis n’avait jamais rien goûté d’aussi bon.
    L’ivrogne ne se rendit pas compte que son fils engloutissait son souper comme s’il craignait de se le faire reprendre. Il rota et annonça, d’une voix pâteuse :
    — Demain, c’est dimanche. Je vais aux bains du Palais. Allez, grouille-toi, petit porc. Faut que je t’y emmène, tu sens vraiment trop fort. Il sera toujours temps de t’engraisser après.
    Incrédule, Louis regarda le cuvier accroché au mur. C’était déjà un délice en soi que de se plonger dans l’eau tiède chaque samedi soir, après que ses parents s’y étaient baignés. Mais aller aux étuves, c’était là un luxe dont il n’avait qu’entendu parler. Père affectionnait particulièrement la rue des Étuves-Saint-Michel et les bains du luxueux hôtel Saint-Pol. Firmin y était accueilli presque comme un notable ; les boulangers inspiraient un certain respect, qu’entachait cependant leur réputation de voleurs. Mais la famille Ruest avait transcendé ce préjugé depuis longtemps, même si elle vivait à l’aise. À tout le moins, eût-elle dû vivre à l’aise.
    Firmin se leva et tituba jusqu’à un coffre qu’il ouvrit. Lui qui raffolait des étuves ne se réjouissait guère, ce soir-là : l’obligation d’y emmener le

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