Le jeu de dupes
qu'on introduisit peu après dans un malheureux concours de circonstances. Le flegme que la suzeraine s'astreignait à conserver quoi qu'il advienne devant une cour avide de règlement de comptes vola en éclat. La perte de son conseiller, l'enfermement dans son propre palais devenu prison, l'insolence de certains : c'en était trop. Elle ne parvenait plus à se contenir et tous sentaient qu'il lui fallait trouver une victime expiatoire pour se venger de ces humiliations. Madame de Motteville tenta de l'apaiser et se fit vertement rabrouer. Les perles qui enserraient le chignon de la suzeraine offensée s'entrechoquaient en un cliquetis régulier qui scandait chaque parole prononcée.
– Ainsi donc vous vous permettez d'offenser Dieu en manquant à tous vos devoirs de chrétienne, vous dont certains vantent tant les grâces ! Vous méritez votre place au couvent des filles repenties il me semble.
Un chorus de murmures de soutien provenant des dévots de l'assemblée enfla, accentuant le courroux de la régente. Les partisans de Ninoncommençaient à s'inquiéter de la tournure prise par les événements, le sort de la demoiselle Lenclos paraissait compromis. Un silence pesant s'installa : on retenait son souffle tout en dévisageant Sa Majesté. La régente eut subitement la désagréable sensation de se donner en spectacle et, avant de poursuivre sa diatribe, elle jeta un regard à Madame de Motteville dont le visage contrit la ramena à un peu plus de mesure.
Bautru, comte de Serrant, connu pour ses satires, n'appréciait guère de voir les bigots triompher : comme l'accusée, il aimait les plaisirs de la vie, tout particulièrement ceux de la table et du lit où il espérait un jour entraîner la belle. Amateur de textes coquins mais aussi fondateur de l'Académie française, ce courtisan haut en couleur dont la reine appréciait les bouffonneries se jeta à l'eau pour sortir la courtisane du guêpier où elle se trouvait.
– Ma Reine, elle n'est ni fille ni repentie, s'esclaffa-t-il.
Le mot fit sourire malgré elle Anne d'Autriche qui observa de nombreuses réactions similaires dans l'assistance, ce qui l'amena à comprendre que l'impie bénéficiait de plus de défenseurs qu'elle ne le croyait. Il était peut-être temps de mettre un frein à cette affaire. Ninon redressa alors la tête pour déclarer d'une voix forte et mélodieuse :
– Puisque Sa Majesté a la gracieuseté de m'offrir le choix, je la prie instamment de me faire conduire au couvent des Cordeliers.
La repartie fit mouche. Tous connaissaient la réputation de fêtards et de débauchés de ce lieu où nulle âme bien née ne se serait risquée. Un descamarades du déclamateur précédemment expulsé osa fredonner un petit couplet :
Boire à la Capucine
C'est boire pauvrement ;
Boire à la Célestine c'est boire largement ;
Boire à la jacobine c'est chopine à chopine ;
Mais boire en Cordelier
C'est vider le cellier.
La régente chercha en vain des yeux le chanteur parmi la foule, prête à ordonner qu'on se saisisse de l'impudent personnage, désagréablement surprise de constater que l'auditoire serrait les rangs pour le dissimuler. Elle hésita, aperçut les mines déconfites de François et de Javier, qu'elle appréciait à leur juste valeur, et cela la décida à prendre les faits avec plus de légèreté, d'autant que les représailles du Grand Condé seraient à la mesure des tracas causés à sa protégée. Plutôt que de perdre la face, elle prit le parti d'en rire, immédiatement imitée par toute l'assemblée, ce qui provoqua l'hilarité générale, peu commune ces derniers temps.
– Vilaine fille, allez donc où vous voulez, toutefois modérez vos agapes, vous m'éviterez de donner un tout autre ordre à l'avenir si l'on me signalait un nouveau débordement.
Sa Majesté brisa là l'échange et fut immédiatement entourée de courtisans la félicitant pour la qualité de son intervention pendant que Ninon effectuait une sortie discrète escortée par quelques proches. François et Javier leur emboîtèrent le pas et l'abordèrent avant qu'elle ne rejoigne soncarrosse. En trois mots, ils lui expliquèrent les raisons qui justifiaient une rapide entrevue.
Ninon, plus affectée par ce qui venait de se passer que ce qu'elle voulait laisser paraître, fut au bord de l'évanouissement en apprenant la mort de Violette. Elle réussit à s'accrocher à François avant de vaciller complètement. Les deux
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