Le jeu de dupes

désobéi au grand vizir premier conseiller de mon frère, l'actuel shah Safi I er , un homme cruel que la boisson rend violent et extrêmement dangereux.
    À ces mots l'esprit de son interlocutrice parut se perdre dans ses souvenirs.
    – Mon frère, répéta-t-elle puis se reprenant : cette union m'obligeait à quitter le sérail et à obéir au nouveau maître de ma mère, aussi me suis-je enfuie en suivant un commerçant français qui me promettait une vie libre et, depuis, je suis installée ici.
    – Ce doit être difficile de se retrouver ainsi déracinée, loin de toute famille, ne put s'empêcher de remarquer François, touché par cette désarmante franchise.
    – La notion de famille dans notre culture est loin de ressembler à ce que vous en concevez. Mon père, qui a tué ses frères pour s'emparer du pouvoir, avait six épouses et huit enfants légitimes dont six fils. Il a ordonné l'assassinat du premier et fait aveugler les deux suivants. Quant à ses autres descendants, je vous laisse imaginer le peu de valeur qu'ils revêtaient à ses yeux. Ma famille ne me manque donc pas, par contre l'univers du harem oui, terriblement, car j'y ai été heureuse, enfant, à l'abri des complots ne représentant un danger pour personne. C'est pourquoi j'aime reconstituer son ambiance et la faire découvrir à mes visiteurs.
    François constata que la jeune femme avait un passé familial encore plus chargé que le sien et, bizarrement, cela le mit à l'aise.
    – Javier de San Juan m'a dit que vous souhaiteriez obtenir des informations. À votre tour de parler, je vous écoute.
    François décida d'être honnête avec son hôtesse et raconta la mise à sac de Mont Menat, l'enlèvement de Nolwenn, le meurtre de Violette et l'existence de courriers semblant indiquer l'implication de Gondi suite à un chantage lié à un mystérieux duel. Mizgin, très attentive durant son récit, prit son temps pour répondre :
    – J'étais très liée à cet homme jusqu'à ce qu'il me préfère Charlotte de Chevreuse et, à l'époque, j'ai su les dessous de l'affaire qui vous intéresse. Je peux donc tout vous confier et même vous dire oùvous pourrez le trouver, mais ceci à condition que vous acceptiez mes prétentions.
    François lui rétorqua avec assurance qu'elle pouvait exiger la somme qu'elle voudrait : elle l'obtiendrait.
    – C'est totalement dans vos moyens, Chevalier, je vous rassure, émit-elle de sa voix caressante et rauque dont elle usait en virtuose. Tout d'abord il vous faut savoir à qui vous avez affaire pour comprendre en quoi les lettres dont vous disposez sont compromettantes pour le coadjuteur. Paul est un homme pétri d'ambition qui veut faire passer son nom à la postérité car il estime la mériter. C'est quelqu'un d'extrêmement intelligent, fin et courageux, malheureusement doté d'un orgueil qui l'aveugle, animé de passions démesurées qui obscurcissent parfois son jugement et l'amènent à commettre des excès qu'il regrette parfois. Son but dans la vie est de récolter les honneurs de ses pairs, c'est pourquoi il déteste Mazarin, cet étranger qui l'en prive.
    Tout en parlant Mizgin se mit à tirer des bouffées du narguilé hypnotisant littéralement François par son débit de paroles aux accents chantants et ses gestes gracieux. Elle reprit, satisfaite de voir son interlocuteur subjugué :
    – On discerne souvent ce qui anime un être humain en connaissant son histoire… Paul, enfant, rêvait de gloire militaire. Cependant, à la mort de son frère aîné, il dut prendre sa place et a été obligé d'embrasser la carrière ecclésiastique alors qu'il ne songeait qu'aux champs de bataille et à jouir des plaisirs de la vie. Il a continuellement cherché à y échapper, et se battre en duel a été l'une des voiesqu'il a envisagées pour provoquer le scandale et se dérober à cette vocation imposée. Pourtant il a dû y renoncer devant la crainte des édits prévoyant la peine de mort en cas de non-respect, tout comme au mariage du reste. Il décida alors d'être le meilleur des meilleurs dans la voie qu'on lui imposait, l'égal de ce Richelieu qu'il admirait, tout en ne se soumettant pas à son autorité, ce qui l'obligeait à multiplier les complots et machinations pour tenter d'arracher ce pouvoir dont on le privait… Avez-vous déjà rencontré notre ami, demanda Mizgin, interrompant son récit pour se rapprocher de François qui s'extirpa de la douce torpeur où l'avait plongé