Le jeu de dupes
je suis allé saluer Javier qui prenait la route de Tolède. Il m'a remis ce mot pour toi.
François décacheta immédiatement le pli et déchiffra facilement l'élégante écriture de l'aristocrate.
– Il m'a obtenu comme convenu un entretien avec cette femme dont il m'avait parlé. Elle accepte de me recevoir dès ce soir… J'irai après le souper.
Habituellement le dîner débutait vers vingt et une heures et se prolongeait tard ; toutefois la fragilité du vieil homme avait entraîné l'avancée de l'horaire et laissait à penser que les agapes seraient de courte durée.
– Veux-tu que je t'y accompagne ? Je me suis renseigné tu sais… Cette courtisane a une réputation licencieuse et côtoie des individus peu fréquentables. Elle serait originaire de Perse et on la dit un brin magicienne car certains hommes après avoir goûté à ses charmes ne peuvent plus s'en passer. Plus grave, on dit qu'elle n'hésite pas à utiliser le poison pour se venger quoiqu'on n'ait jamais rien pu prouver.
– Ne t'inquiète pas pour moi je suis un grand garçon, s'esclaffa François.
– Certes, pourtant tu devrais emmener Gervais avec toi par sécurité.
– Si tu veux. Tous mes espoirs reposent dorénavant entre les mains de cette mystérieuse créature. J'ai vu Simon ce matin : le Crochu semble avoir littéralement disparu de la surface de la terre.
Arnaud lui tapota le dos en signe de soutien sachant toute parole vaine. Gervais apparut à cet instant dans l'embrasure de la porte annonçant d'un ton solennel que le dîner était servi.
Chacun alla prendre place à la table et Louise fut enchantée de constater que son père, malgré sa faiblesse, faisait honneur au repas, manifestement très touché du mal que s'était donné sa fille. Au dessert, devant un onctueux mille-feuille, il réussit même à porter un toast déclarant d'une voix émue que son vœu le plus cher était de renouveler un pareil festin avec pour invitée d'honneur sa belle-fille, Nolwenn, et tous levèrent leur verre en hommage à la jeune femme recommandant son sort au Tout-Puissant. Henri mangea quelques bouchées de cette pâtisserie inconnue sans pouvoir lutter contre la torpeur qui l'envahissait et Gervais alla le coucher. François félicita à son tour sa sœur qui rosit, légèrement inquiète :
– Vous ne trouvez pas tout cela déplacé j'espère.
– Non Louise, absolument pas… Marquer l'occasion était une bonne idée. Nous ne pouvons pas nous arrêter de vivre jusqu'à ce que je retrouve Nolwenn.
Louise, rassurée, alla s'asseoir sur les genoux de son mari. François les regarda à la fois ravi de les voir si bien assortis et triste de ne pouvoir à son tour serrer celle qu'il aimait dans ses bras. Chassant les sombres pensées qui lui soufflaient qu'il était troptard, il prit congé et attendit Gervais dans les écuries en sellant les bêtes. Il prenait toujours un immense plaisir à s'occuper personnellement de son animal et avait la sensation que son cheval partageait sa peine. Le valet le rejoignit et tous deux franchirent les grilles de l'hôtel Bessières en direction de l'adresse laissée par Javier.
François était curieux de rencontrer cette femme étrange qui s'adonnait disait-on aux arts ésotériques, héritière de mystérieux savoirs d'ancêtres prestigieux. Elle habitait un quartier relativement calme dans une petite venelle proche des quais de Seine où ce soir-là se reflétait la pleine lune. Frappant à la lourde porte en bois qu'on lui avait indiquée, François et Gervais furent examinés de la tête aux pieds par une forme sombre à travers le guichet puis, dans un grand fracas de verrous qu'on libère, ils purent pénétrer dans une cour pavée, invités à suivre le serviteur qui les guidait et dont seuls les yeux émergeaient du visage. Arrivé à l'intérieur du bâtiment d'habitation, François en comprit mieux la raison : l'homme était noir ébène comme il savait qu'il en existait dans certains pays lointains sans en avoir rencontré auparavant. Si cela suscita sa curiosité, somme toute légitime, il en fut tout autrement pour Gervais qui s'humecta les lèvres avec nervosité, observant alternativement son maître et le domestique noir avec appréhension, fort désireux de rebrousser chemin. François fit un signe d'apaisement et il se domina. Subrepticement, il s'arrangea pour frôler ce drôle de bipède et vérifia que ses doigts n'étaient pas devenus foncés à son contact.
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