Le jour des barbares
Au moment où
commence l’histoire que nous voulons raconter, les Goths étaient dans les
affres de ce processus de conversion, laborieux et conflictuel, au
christianisme ; ce qui ajoute encore un élément dramatique à une histoire
déjà assez dramatique en elle-même.
5.
Les Goths qui vivaient dans les steppes au nord du Danube
maintinrent de bons rapports avec l’Empire romain pendant de nombreuses années,
après que Constantin eut stipulé un traité avec leurs chefs. Ces rapports se
gâtèrent, toutefois, très rapidement lorsque la dynastie de Constantin prit fin
et que des hommes nouveaux, envers lesquels les Goths ne s’estimaient
redevables de rien, montèrent sur le trône impérial. En l’an 364, l’armée,
qui avait pris l’habitude de nommer les empereurs sans même demander l’avis du
Sénat, décida au terme de longues discussions d’acclamer un de ses généraux, Valentinien.
Dès qu’il eut ceint le diadème, Valentinien prit soin de désigner un collègue
et de subdiviser l’empire en deux parties, occidentale et orientale. C’était
une procédure assez commune, parce que l’empire était immense ; et il n’était
pas rare, lorsque l’empereur se trouvait très loin, que des révoltes éclatent
dans les provinces ou qu’un général se mette en tête d’usurper le trône. Il
convenait donc qu’il y ait deux, voire trois empereurs, chacun étendant son
contrôle sur une aire plus restreinte. Valentinien décida de garder l’Occident,
où il avait combattu jusqu’alors contre les Germains du Rhin, et il nomma à la
tête de l’empire d’Orient son frère Valens. Par ce geste, il fit entrer en
scène l’un des protagonistes, peut-être même le véritable personnage tragique, de
la bataille d’Andrinople.
Les deux frères avaient des personnalités très différentes. Valentinien
était un dur, un général énergique et chanceux, un grand organisateur, qui
donna aux barbares des leçons mémorables et stabilisa avec succès les
frontières occidentales. Certes, c’était un provincial, de famille modeste et
sans doute peu cultivé, comme bien des militaires ; mais c’était un grand
politique, doté d’un excellent flair et porté à faire naturellement le juste
choix. Ainsi, par exemple, dans un empire déchiré par les controverses
religieuses, Valentinien fut capable d’imposer une trêve en instaurant un régime
de tolérance, obligeant les païens, les chrétiens catholiques et les chrétiens
ariens à cohabiter, sinon en bonne entente, du moins sans s’entr’égorger. En
comparaison, la personnalité de Valens paraît plus terne : il était le
cadet et avait toujours vécu dans l’ombre de son grand frère. Lorsque
Valentinien le nomma empereur d’Orient, il avait trente-six ans. Sur ses pièces
de monnaie, on voit un homme qui a de l’embonpoint, avec un cou épais et un
début de double menton. Le meilleur chroniqueur de l’époque, Ammien Marcellin –
un témoin que nous aurons souvent l’occasion de mentionner –, confirme que
Valens avait les jambes un peu arquées, de la bedaine, et qu’il n’y voyait pas
très bien d’un œil, même s’il fallait s’approcher de lui pour s’en apercevoir. Mais
c’était un homme honnête, et il se mit au travail avec beaucoup de bonne
volonté, pour ne pas faire mauvaise figure devant son frère ; Ammien Marcellin
observe avec une certaine condescendance qu’il n’avait pas fait d’études et
était resté assez rustre, mais qu’il s’employa à combattre la corruption, s’efforça
de réduire les impôts, et qu’au début de son règne il se forgea une bonne
réputation. Il investit aussi dans des ouvrages publics, notamment dans le
grand aqueduc servant à approvisionner Constantinople en eau, dont on peut
encore voir les vestiges à Istanbul : l’aqueduc de Valens, précisément. Et
pourtant, allez savoir pourquoi, les gens ne l’aimaient pas.
6.
Peut-être la raison de son impopularité réside-t-elle dans
un trait de caractère qui le distinguait de son frère : Valens était un
fanatique religieux. Il était adepte de l’arianisme ; et au lieu d’essayer
de réduire les conflits, sa politique ne fit que les exacerber. Il persécuta
les catholiques, fit fermer leurs églises, envoya en exil les évêques qui
tentaient de résister. Dans une société prompte à se diviser sur les questions
religieuses comme l’était la société chrétienne du IV e siècle, ce
n’était pas
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