Le jour des barbares
n’était qu’une simplification : commode,
mais fallacieuse. Les Goths vivaient depuis des siècles aux marges de l’empire,
et ils avaient commencé à modifier leur mode de vie du fait de leurs contacts
avec Rome. Les archéologues hongrois et roumains qui ont fouillé leurs sépultures
au-delà du Danube, notamment les soixante-quatre tombes de la nécropole du IV e siècle
à Sîntana de Mures, ont constaté que les morts étaient ensevelis avec des poteries
fabriquées au tour, de production romaine ou excellemment imitées, avec des
fibules et des bijoux de bronze, d’argent ou d’ambre, mais aussi de pierres précieuses
et de verre coloré, qui ne pouvaient provenir que de Rome.
Dans leurs villages, les paysans et les bergers goths
étaient par conséquent habitués à voir arriver de temps à autre un marchand
romain, ou plus exactement, selon toute vraisemblance, grec ou syrien ; et
peut-être leurs techniques agricoles, quoique primitives, avaient-elles déjà
commencé à s’améliorer grâce à ces fréquentations. Les chefs, pour leur part, savaient
on ne peut mieux que, de l’autre côté du grand fleuve, le Danube, il y avait
une civilisation richissime, qui offrait toutes sortes de possibilités. Franchir
le fleuve avec quelques bandes guerrières, en quête de butin, était la plus
évidente, mais aussi la plus dangereuse : les barbares avaient appris à
leurs dépens que, quand on se mettait à jouer ce jeu-là, tôt ou tard, peut-être
pas tout de suite, les Romains réagissaient, et que leurs expéditions punitives
étaient terrifiantes. Mais les barbares, qui devenaient un peu moins barbares à
force de négocier et de commercer avec les Romains, avaient aussi appris que l’empire
avait besoin de mercenaires, et qu’il les payait bien.
Rome, en effet, avait des milliers de kilomètres de
frontières à défendre, et des ennemis puissants ; l’armée romaine était la
plus forte du monde, mais elle avait une soif inextinguible d’hommes. Ce qui
attirait l’attention des chefs goths et de leurs guerriers n’était pas la
possibilité de s’enrôler dans les légions, qui recrutaient depuis longtemps à l’étranger,
chez les barbares. Dans ce cas, les recrues devenaient des soldats romains, abandonnaient
pour toujours leur pays et leur famille pour mener une vie nouvelle, et ceux
qui survivaient aux vingt-cinq années de service avaient rarement envie de
retourner dans un pays avec lequel ils n’avaient désormais plus grand-chose en
commun. Beaucoup s’en satisfaisaient, parce qu’ils étaient prêts à tout pour
sortir de la misère, mais ce n’était certainement pas un choix qui pouvait être
partagé par tous. Ce qui intéressait vraiment les barbares postés au-delà du Danube
était le fait que les Romains, en plus de recruter des hommes dans leurs
troupes régulières, employaient volontiers, à court terme, des bandes de
mercenaires, engagées pour une seule campagne ; et les Goths étaient les
plus disponibles pour ce genre d’arrangement. Il était commode de recourir à
eux pour les guerres contre les Perses, car le transfert de la frontière du
Danube à celle de l’Euphrate n’était pas difficile. Ainsi, chaque fois qu’un
empereur romain planifiait une campagne contre la Perse, l’une des premières
choses qu’il faisait était de prendre contact avec les chefs des tribus
gothiques en leur offrant des cadeaux et des subsides, et de se faire envoyer
quelques bandes de guerriers pour étoffer l’armée en cours de constitution en
Mésopotamie. L’un des témoins qui nous racontent ces choses, le rhéteur grec
Libanius, un homme astucieux qui avait souvent de mauvaises pensées et, par
conséquent, visait juste, observe que le système avait aussi un autre avantage :
la plupart de ces mercenaires finissaient par se faire tuer, ce qui permettait
de se débarrasser d’un bon nombre de barbares sans que cela se voie trop, et de
rendre du coup la frontière plus sûre.
3.
Avant la bataille d’Andrinople, au cours du IV e siècle,
les chefs goths s’étaient habitués à passer des accords permanents avec le
peuple romain. Il se peut même que ce soit précisément l’habitude, et la
nécessité, de négocier avec l’Empire romain qui ait poussé les Goths à
organiser les tribus en fédérations plus conséquentes, ouvrant la voie à des
chefs qui n’étaient plus de simples chefs de tribu mais des princes – des « roitelets »,
comme les
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