Le jour des barbares
romains se sentaient probablement
moins dépaysés en Mésopotamie que dans les avant-postes glacés des régions
septentrionales. Au sud, l’empire s’arrêtait à l’orée des déserts d’Afrique et
d’Arabie. Dans ces deux régions, la présence romaine ne se manifestait pas
seulement par des garnisons de légionnaires surveillant les frontières, mais
par des cités commerçantes, des villas seigneuriales, de vastes exploitations
agricoles avec leurs oliveraies, leurs vignes et leurs champs de blé. La Méditerranée
était le cœur palpitant et le centre névralgique de tout cet univers. Des vaisseaux
de transport la traversaient, convoyant, par exemple, l’huile et le blé de la
Tunisie jusqu’à Rome, la métropole d’un million d’habitants, qui consommait d’énormes
quantités de vivres.
L’empire romain au IV è siècle.
Lorsque nous évoquons les pays qui constituaient l’empire, nous
ne devons donc pas seulement songer aux provinces européennes, celles qui
paraissent les plus familières aux Occidentaux que nous sommes : l’Espagne,
arrachée depuis longtemps aux Carthaginois ; la Gaule, conquise par Jules
César ; la Bretagne (actuelle Grande-Bretagne), perdue au milieu des
brumes de l’Atlantique ; l’Italie, qui à l’époque dont nous parlons avait
déjà perdu son rôle et ses privilèges de centre de l’empire. L’empire de Rome, c’était
aussi les provinces balkaniques, où l’on recrutait les meilleurs soldats ;
l’Asie Mineure, correspondant à ce qui est aujourd’hui la Turquie ; la
Syrie, la Palestine, l’Égypte, bref tout le Proche-Orient, y compris une partie
de l’Arabie ; et puis la bande côtière de l’Afrique du Nord, qui n’était
pas encore le Maghreb. Toutes ces régions, qui pour nous Européens sont un
ailleurs, faisaient alors partie intégrante du monde romain et constituaient
même les provinces les plus riches et les plus civilisées de l’empire. Le
barycentre de la civilisation se trouvait en Orient ; c’était pour cette
raison que Constantin, quelques années plus tôt, avait fondé sa nouvelle capitale,
Constantinople, destinée à remplacer Rome. Constantinople, comme chacun sait, est
devenue Istanbul, la métropole turque ; on discute aujourd’hui pour savoir
si ce pays peut entrer ou non dans l’Europe, mais à l’époque c’était justement
le foyer principal de l’Empire romain. Un empire où l’on parlait latin, mais où
l’on parlait aussi grec, et même de plus en plus, parce que c’était la langue
de l’Orient. Le latin était encore partout la langue des tribunaux et des casernes,
la langue dans laquelle s’écrivaient les lois ; mais dans les grandes
cités des provinces orientales, celles-là mêmes où le christianisme avait connu
sa première diffusion, la langue dominante était le grec.
2.
Nous sommes habitués à considérer l’Empire romain à la
veille des invasions barbares comme un organisme en pleine décadence. Même dans
le langage courant, quand nous parlons de « bas-empire », il nous
vient à l’esprit des images de corruption et de luxe inutile, d’eunuques et de
concubines, de tortures raffinées et de spéculations théologiques oiseuses, tout
un monde en déclin moral et matériel. L’un des livres d’histoire les plus
célèbres et les plus influents de tous les temps est le volumineux ouvrage que
l’Anglais Gibbon a consacré à cette période, intitulé, précisément, Histoire
du déclin et de la chute de l’Empire romain (1776-1788). Ce tableau, toutefois,
ne correspond pas à la réalité. L’empire avait deux sérieux problèmes qu’il ne
réussit jamais à résoudre : les continuelles usurpations de généraux qui
se faisaient acclamer empereurs par leurs troupes, si possible après avoir
assassiné l’empereur précédent, et les razzias des barbares qui franchissaient
les frontières. Mais au IV e siècle, ces deux phénomènes
paraissaient à peu près contenus. Il y avait eu dans le passé des moments bien
pires, par exemple au III e siècle, où l’on avait vu se succéder
sur le trône impérial quelque chose comme vingt-deux empereurs en cinquante ans,
presque tous morts dans d’horribles circonstances. À cette époque, les barbares
avaient poussé leurs incursions jusqu’au cœur des provinces considérées comme
les plus sûres, semant la panique dans la plaine du Pô, et même à Athènes ;
et pourtant, l’empire avait survécu.
La situation
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