Le jour des barbares
barrière infranchissable, et les Romains
comme un peuple assiégé, obsédé par l’idée de ne laisser entrer personne. Les
nomades se déplacent sans tenir compte des frontières, qui servent à les
contrôler, pas à les empêcher d’entrer. Quand ils exagèrent avec leurs razzias,
on doit leur donner une leçon, mais le reste du temps on peut se mettre d’accord
avec leurs chefs pour qu’ils se chargent eux-mêmes, moyennant un bon salaire, d’escorter
les caravanes et de protéger les pistes du désert. Avec les nomades bédouins et
berbères, l’empire peut collaborer sans trop de problèmes. Dans certaines zones,
surtout en Afrique, les chefs de tribu reçoivent la citoyenneté et un nom
romain, se font construire des villas qui sont de véritables fortins, et leurs
hommes remplacent les gardes-frontières romains. Quelques chrétiens zélés s’inquiètent,
car ces barbares sont païens et prêtent serment sur leurs dieux lorsqu’ils
entrent en fonction, mais il n’en reste pas moins qu’avec ce type d’accord on
garantit la sécurité de l’empire.
2.
La situation est tout autre si nous nous tournons vers la
frontière septentrionale, du côté des barbares qui viennent du froid. Ici la
limite de l’empire est marquée par deux grands fleuves, le Rhin et le Danube ;
et les écrivains romains se réjouissent que la Nature – ou la Providence, si
ces écrivains sont chrétiens – ait placé là ces deux masses d’eau, pour tenir à
distance les barbares. Les hivers glacés, quand les grands fleuves gèlent, et
les étés exceptionnellement torrides, quand le niveau des eaux descend, sont
les saisons le plus redoutées des Romains, parce qu’alors cette barrière
naturelle ne fonctionne plus, et il faut se tenir sur ses gardes. De l’autre
côté des fleuves, en effet, se trouvent les barbares les plus dangereux, une
multitude de tribus que les Romains, de temps à autre, essaient d’inventorier, de
classifier, de décrire ; en réalité ils savent peu de choses à leur sujet
et ne s’y intéressent guère, car la différence n’est pas à leurs yeux une
valeur.
C’est plutôt la variété géographique de l’arrière-pays qui
attire leur attention, ne serait-ce que parce qu’il s’agit d’un facteur qu’il
faut connaître quand on doit décider une politique ou planifier une campagne
militaire. Au-delà du Rhin et du Haut-Danube s’étendait la Germanie, un pays de
forêts et de marécages, où les Romains s’étaient brûlé les doigts plus d’une
fois, depuis que Quintilius Varus s’était fait massacrer avec trois légions
entières dans la forêt de Teutobourg, à l’époque d’Auguste. Les Romains n’avaient
plus la moindre envie de s’aventurer en Germanie, mais ils avaient autrefois
tenté l’expérience, traversant le pays jusqu’à l’Elbe ; ce n’était pas
pour eux une terre inconnue. Les Germains représentaient un ennemi féroce et dangereux,
mais familier et presque domestique, depuis que Tacite avait écrit ce que nous
pourrions définir comme un grand rapport ethnographique avant la lettre, sobrement
intitulé La Germanie. Leurs capacités guerrières pouvaient même se transformer
en avantage pour l’empire : l’armée était pleine d’immigrés originaires
des tribus germaniques, et un bon nombre de Germains faisaient carrière, parce
que c’étaient des soldats excellents et fidèles.
Il en allait autrement pour la frontière du Danube. Là-bas, surtout
du côté de l’embouchure du fleuve, qui se jette dans la mer Noire, les Romains
ne savaient pas trop en quoi consistait l’arrière-pays ; on parlait d’immenses
steppes s’étendant vers le Nord et où personne n’était jamais allé. Nous savons
aujourd’hui que ces steppes, à travers l’Ukraine, mènent directement aux
plaines de l’Asie centrale, foyer de nomades qui, au fil des millénaires, ont
déferlé par vagues sur les grandes civilisations sédentaires : non
seulement l’Empire romain, mais aussi la Chine et l’Inde. Et c’était
précisément ce grouillement de nomades qui rendait inquiétante la frontière danubienne.
Certes, les peuples les plus proches – les Goths, les Sarmates – avaient commencé
depuis quelque temps à se civiliser, commerçaient avec les Romains, pratiquaient
une agriculture rudimentaire en plus de l’élevage ; mais leurs traditions
nomades se faisaient encore sentir, car ils décidaient facilement de se
déplacer en masse, avec leurs
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