Le jour des barbares
leurs ancêtres est que les
barbares sont des bêtes et non des hommes, une force de la nature qui ne sait
rien faire d’autre que détruire ; il faut donc les exterminer sans pitié. Mais
pour ceux qui raisonnent dans les palais du pouvoir, en ayant sous les yeux les
rapports du fisc et les matricules des régiments, il devient de plus en plus
clair que les barbares sont aussi autre chose : ils représentent une
main-d’œuvre abondante et bon marché, exactement ce dont a besoin un empire qui,
pour se défendre, doit entretenir une gigantesque armée. Plus celle-ci se renforce,
plus l’agriculture est fragilisée si les troupes sont recrutées parmi le
personnel agricole, ce qui présente le double inconvénient de mécontenter les
grands propriétaires, et surtout de diminuer les rentrées fiscales. Les bureaucrates
qui gouvernent l’empire, et les propriétaires fonciers qui, dans toutes les
provinces, constituent la classe dominante, se retrouvent d’accord sur le fait
que les barbares peuvent être une ressource et qu’il ne faut pas la gaspiller.
Dans cette nouvelle perspective, il devient même possible de
prendre conscience d’une chose que les Romains, auparavant, n’avaient jamais
voulu voir : le fait que, très souvent, ces bandes de pauvres hères qui s’introduisent
clandestinement dans l’empire, puis vivent d’expédients jusqu’à ce qu’ils
soient pris dans une rafle, sont seulement des gens qui fuient la faim, la
misère, la violence des tribus ennemies. Des gens qui ne connaissent pas d’autre
langage que celui de la force, mais qui en réalité pourraient fort bien être
accueillis et mis au travail, puisque du travail, dans l’empire, il y en a tant
et plus. Sans jamais formuler clairement cette idée, les élites romaines et
grecques du IV e siècle découvrent peu à peu que les
envahisseurs barbares, dans la plupart des cas, ne sont que des émigrants ou
des réfugiés qui demandent de la terre et du travail. Comment expliquerait-on, sans
cela, qu’aussitôt vaincus et capturés, ils acceptent si volontiers d’être employés
aux champs ou de s’engager dans l’armée ? Une fois cette découverte faite,
tout le reste en découle : l’administration impériale commence à s’équiper
pour accueillir des groupes, éventuellement nombreux, de barbares, et leur
trouver une place dans l’empire. On voit ainsi naître des bureaux chargés de
superviser l’accueil ; à l’origine ils avaient pour fonction de fournir un
point de chute aux réfugiés romains fuyant les provinces dévastées, ou aux
prisonniers tombés aux mains des barbares et ensuite libérés ; mais
désormais ces bureaux reçoivent de plus en plus souvent l’ordre d’installer, dans
les zones dépeuplées où la main-d’œuvre manque, des communautés entières d’immigrés,
tandis que les juristes élaborent des lois pour attacher ces immigrés à la
terre, les obliger à payer des impôts et à fournir leurs fils comme conscrits
pour l’armée.
Avant la bataille d’Andrinople, les invasions barbares ont
déjà commencé ; mais il s’agit, en grande partie, d’invasions pacifiques
de barbares soumis, qui avec leur force de travail contribuent notablement au
maintien de la prospérité économique du monde méditerranéen. Tant que l’administration
impériale est en mesure de gérer pacifiquement cette immigration, tant qu’il y
a des règles claires et des contrôles stricts, le nombre croissant d’immigrés
ne paraît provoquer ni problèmes ni ressentiments : l’Empire romain était
déjà en soi un empire multi-ethnique, un creuset de langues, de races, de
religions, et il était parfaitement à même d’absorber une immigration massive
sans être pour autant déstabilisé.
III
LES GOTHS ET ROME
1.
Sur le champ de bataille d’Andrinople, plus qu’une armée d’envahisseurs
barbares, les Romains trouvèrent face à eux tout un peuple en quête d’accueil :
les Goths. C’était l’un des peuples barbares les plus importants, et ce seront
ces mêmes Goths qui, une génération plus tard, sous le commandement d’Alaric, dévasteront
la capitale du monde, lors du célèbre sac de Rome, en 410 après Jésus-Christ – l’une
des dates symboliques de l’effondrement de l’empire sous la poussée des
invasions.
Mais qui étaient exactement les Goths ? Nous sommes
aujourd’hui habitués à les considérer comme un peuple germanique ; nous
connaissons bien leur langue,
Weitere Kostenlose Bücher