Le jour des barbares
demain ; les généraux de l’empereur, en revanche, n’étaient pas
aussi sûrs de pouvoir en dire autant. Dans une armée régulière, les pertes
pèsent davantage ; la disparition des officiers ou des sous-officiers
démoralise les soldats, et il suffit qu’un régiment ait perdu la moitié ou un
tiers de ses hommes pour que sa cohésion s’effondre. Les Romains étaient
presque à la frontière de leur empire ; ils avaient affronté l’ennemi en
espérant l’achever, et ils n’y étaient pas parvenus. Rester sur les lieux et
réessayer le lendemain signifiait aller au-devant du désastre. En outre, certains
des régiments qui avaient combattu aux Saules, avec leur général Richomer, appartenaient
à l’empereur d’Occident ; ils étaient venus là pour aider son oncle Valens
à étouffer une révolte de barbares, mais se faire tuer jusqu’au dernier pour
défendre ce lointain morceau d’Orient ne faisait pas partie de leur mandat. Au
cours de la nuit qui suivit la bataille, les généraux romains tirèrent les
conclusions qui s’imposaient, et le lendemain ce qui restait de leur armée se
mit en marche vers le sud.
La retraite dura plusieurs jours, et la colonne marcha plus
de cent kilomètres, ne s’arrêtant que lorsqu’elle arriva à Marcianopolis. Les
Goths, pour leur part, avaient subi de telles pertes qu’ils restèrent enfermés
pendant une semaine dans leur enceinte de chariots, ensevelissant les morts et
célébrant en leur honneur les rites funéraires de leur peuple. Parmi les chefs,
ceux qui étaient païens furent sans doute enterrés avec leurs chevaux et
peut-être aussi leurs esclaves favorites, étranglées sur place pour accompagner
leur maître dans l’autre vie ; pour les chrétiens, les prêtres ariens
récitèrent sans doute l’office des morts, peut-être en grec ; les
lamentations rituelles des femmes et les chants funèbres à la louange des
guerriers morts accompagnaient les uns comme les autres. Puis, lorsqu’ils en
eurent fini avec les rites et les purifications, les guerriers commencèrent à
sortir de leur campement, à explorer les alentours ; et ils revinrent en
apportant cette nouvelle : les soldats romains étaient partis.
Pendant quelque temps, les Goths vécurent sur les ressources
des plaines qui s’étendaient le long du delta, attaquant les fermes, emportant
les réserves et le bétail. À la longue, toutefois, ils s’aperçurent qu’il était
de plus en plus difficile de trouver à se nourrir dans cette région sous-développée.
Alors, au lieu de poursuivre leur marche vers le nord, de franchir le Danube et
de rentrer chez eux, puisque après la bataille les Romains n’avaient pas osé
attaquer de nouveau mais s’étaient au contraire retirés, les princes goths
décidèrent de retourner au sud, vers les riches terres agricoles de Thrace, en
quête de nouvelles provinces à saccager.
VII
LA GUERRE SE PROLONGE
1.
Après la bataille des Saules, les généraux romains n’eurent
plus le courage d’affronter les Goths en terrain découvert. Il peut sembler
étrange qu’un empire fort d’une armée de cinq ou six cent mille hommes ne soit
pas parvenu à réunir assez de troupes pour écraser celle des rebelles, qui ne
devait pas en compter plus de dix ou douze mille ; mais en réalité c’était
l’immensité même de l’empire qui rendait sa puissance inefficace. Les soldats
étaient dans leur majorité des limitanei , des gardes-frontières, éparpillés
dans une infinité d’avant-postes sur des milliers de kilomètres, depuis le mur
d’Hadrien, en Écosse, jusqu’aux oasis du désert arabique. Les forces mobiles, qui
se tenaient prêtes à intervenir partout où il y avait une urgence, étaient
elles-mêmes dispersées dans des centaines de garnisons à l’intérieur de l’empire ;
dans toutes les provinces il fallait des troupes, non seulement pour empêcher
les incursions des barbares, mais aussi pour combattre les brigands, décourager
les révoltes, maintenir l’ordre public, percevoir les impôts. Avec la défaite
du comte Lupicinus à Marcianopolis, les troupes mobiles stationnées en Thrace
avaient démontré qu’elles ne suffisaient pas pour mettre fin à la rébellion ;
aux Saules, les choses s’étaient un peu mieux passées, mais cette bataille ne s’était
pas non plus révélée décisive, et les pertes avaient été considérables : une
partie des troupes que Valens comptait utiliser pour envahir la Perse
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