Le jour des reines
poitrine ; un visage de poupard, aveuli, morose. Il semblait qu’elle eût goûté aux épices avant même d’avoir consommé les plaisirs petits ou grands des pucelles de son âge.
Des gens mangeaient. Une quinzaine. Trois femmes mûres et trois vieillards affables aux allures de marchands. Le reste ? C’étaient des guerriers : deux thegns [87] eût dit certainement Shirton, et les privilégiés de leur piétaille. Ils s’exclamaient, s’esclaffaient, gloutonnaient, lançant familièrement des œillades aux femmes lorsque ce n’était pas des boulettes de pain. La good-ale coulait dru dans les gobelets, et les cliquètements des cuillers sur les écuelles ne s’alentissaient jamais. Tous ces hommes portaient des chemises de mailles ; une cotte de toile écrue distinguait les chevaliers : la graisse ruisselait sur l’écu à leurs armes ; l’un y avait un coq et l’autre un bélier.
« Où suis-je donc tombé ? » se demanda Ogier. « Aucun des convives ne fait attention à moi, et c’est tant mieux. Mais où est Élisabeth ? »
Le tapage alentour lui donnait un malaise. Depuis qu’il était entré, personne n’était venu lui demander quoi que ce fût. Une grosse servante rousse était passée sans lui jeter un regard.
Deux jambes apparurent dans l’escalier. Jambes de mâle. Un gros homme vêtu mi-parti de cuir noir en haut, mi-parti de tiretaine rouge en bas. Les semelles de ses grolles martelaient les degrés sans promptitude, et son pas pesant faisait tressauter sa bedaine.
Une fois dans la salle, il passa de plain-pied, avec une parfaite aisance, de ses rêves à des préoccupations dont le sérieux lui fit la mine rechignée, surtout lorsqu’il eut tâté un mur que des suints d’humidité boursouflaient, et craquelé une pustule. Une moue fit avancer sa bouche en cul de poule tandis que se détournant de ce désobligeant stigmate, il examinait ses clients et clientes auxquels il adressa un sourire. Alors, majestueux, il alla s’enquérir, auprès des guerriers, de leur avis sur la mangeaille. Satisfait, il revint vers ce passant que la servante avait négligé :
— Do you want to eat, or only drink ? Would you like a girl ? The little one, there, in the fire-place… Thus, she’s rightly warm ! No [88] ?
— Je ne comprends pas, messire, ce que vous dites.
L’hôtelier posa sur un coin de la table un poing robuste, rose comme la peau d’un porcelet, soies comprises, et dont les doigts, même le pouce, brillaient d’anneaux de toute sorte.
— Franklin !
— Breton, messire, et du parti de votre allié, Jean de Montfort.
Aussitôt vinrent le sourire et le compliment :
— Je vais vous faire porter un gobelet de cervoise – comme vous dites – et vous le viderez à la santé d’Édouard !
Et avec un clin d’œil :
— Jean de Montfort est mort [89] , mais sa femme – une noble dame, pas vrai ? – continue la guerre contre Philippe et ses suppôts. Nous avons fait Charles de Blois prisonnier. Celui-là n’est pas près de revoir la Bretagne !
— Assurément, dit Ogier, impassible.
Il ne cessait de regarder cet hôtelier aux gestes et affiquets d’une féminité grossière, et la porte qui, certainement, s’ouvrait sur la cuisine. Allait-il bientôt voir paraître Élisabeth ? Certes, en l’attendant plus longtemps que prévu, Shirton avait loisir d’endommager les selles, mais l’impatience d’agir commençait à lui chauffer le sang.
— Ah ! voilà Morgane… Elle peut vous servir en toute chose, pour peu que vous y mettiez le prix.
Un homme – peut-être un chevalier car il portait un tabard blanc, propre, dont les armes cousues dessus étaient de gueules à trois chardons d’argent – précédait dans l’escalier une femme d’environ trente ans, brune, maigriotte, le visage assez beau, mais hâve. Une grande bouche, un nez charnu, des yeux tellement luisants que des larmes retenues y étaient pour quelque chose. Elle s’efforçait d’avoir la mine et l’allure d’une hôtelière qui achève la visite d’une chambre vacante avec un voyageur aux espérances comblées.
— Vous allez consommer de la bonne good-ale et vous pourrez goûter à notre Morgane. Elle a des façons… Si elle se regimbe, il n’est pas interdit de lui taper dessus… à condition de ne point l’abîmer…
Tandis que l’homme qui venait de rejoindre la tablée des guerriers y recevait une ovation digne d’un vainqueur à la
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