Le kabbaliste de Prague
son
visage et son torse en un empilement de fruits, de légumes et de fleurs. Un
potiron lui tenait lieu de poitrine, des aubergines, des poireaux et un radis
noir pour le cou, une poire pour le nez, du raisin, des écrevisses et je ne
sais quoi pour la chevelure. En y songeant ainsi, je me dis que ce qu’une
mouche aurait vu pendant leur secrète rencontre eût été le choc d’une branche,
certes desséchée mais encore éclatante de sève et de promesse, face à un étal
dément de légumes bientôt suris.
Comme s’il avait deviné où me portaient mes pensées, le
MaHaRaL me souffla, sans soulever ses paupières :
— L’Empereur voulait que je lui révèle les secrets de
la Kabbale. Je lui ai répondu par les mots de rabbi Shimon bar Yochaï, que sa
mémoire demeure : « Malheur à moi si je révèle ces secrets et malheur
à moi si je ne les révèle pas. » Puis j’ai cité rabbi Abba :
« Si notre Maître désire révéler ces choses, n’est-il pas écrit “Le secret
du Seigneur appartient à ceux qui le craignent” ? »
— Et comment a réagi l’Empereur ?
— Avec des yeux d’enfant, il m’a dit : « Je
sais bien que tous les secrets contiennent une menace. Le vôtre est grand et la
menace grande en proportion.
Je frissonnai en pressentant ce que ces mots pouvaient
signifier. Le MaHaRaL se tut.
Et, brusquement, comme si déjà j’en savais beaucoup, ou plus
sûrement parce qu’il avait senti l’agitation qui m’emportait et m’empêchait de
l’écouter avec le calme nécessaire, il quitta son siège. Il me toisa du haut de
ses six pieds.
— Nous nous reverrons tout à l’heure, David. Il est
temps de chanter Mélavé malka , pour raccompagner la princesse, cette
sainte journée qui s’en va.
Nous ne nous retrouvâmes que le lendemain, après la min’ha ,
la prière de l’après-midi. Je m’étais préparé à faire preuve de calme et à être
digne de ce que notre Maître attendait de moi.
De fins rayons de soleil pénétraient à travers les fenêtres
étroites, se promenant sur les livres et le parquet ciré comme un miroir. Le
visage de MaHaRaL était plus fermé encore que la veille. Après un moment de
silence, il cita Siméon le Juste, ou peut-être son disciple Antigone le Sokéen,
je ne me rappelle plus bien « Ne soyez pas comme des serviteurs qui
servent leur maître en vue du salaire. Mais comme des serviteurs qui servent
leur maître sans s’attendre à aucune récompense, et soyez pénétrés de la
crainte de Dieu.
Enfin il se tourna vers moi.
— Voilà ce qu’il en est, David. Aujourd’hui, Rodolphe
nous protège, demain, si nous ne lui fournissons pas plus de raisons de nous
aimer, sa déception sera notre malheur.
Cette fois, le MaHaRaL me confia comment, s’appuyant sur sa
théorie du be-mtsa’, l’au-milieu qui demeure entre deux extrêmes et apaise
le choc mortel des forces contradictoires, il avait convaincu l’Empereur qu’il
n’était pas en mesure de lui procurer le secret de l’Univers. En revanche, il
pourrait lui assurer la connaissance de l’Univers.
La formule avait séduit Rodolphe. Il avait tenu au MaHaRaL
un long discours lui expliquant qu’il espérait bien devenir dans la mémoire du
monde et de Dieu un empereur aussi glorieux que son grand-père, Charles Quint,
dont il descendait tout droit par sa mère, Marie d’Espagne.
Charles Quint avait été immense pour avoir fait briller son
Empire par-dessus les immensités maritimes, de l’Europe aux nouvelles Indes.
Rodolphe le second, lui, serait aussi grand s’il pouvait faire de la Bohême le
phare de toutes les nouvelles connaissances de l’homme. Prague, notre Prague,
deviendrait le lieu de révélation des découvertes les plus inouïes, celles qui,
dans la postérité, lui vaudraient la gloire de son aïeul…
Ainsi fut conclu l’accord. Le MaHaRaL promit.
Des disciples de confiance arpenteraient les universités
d’Europe, écouteraient les discours, les conférences, les disputes les plus
secrètes pour deviner où, dans quelle bouche et dans quelle tête, naîtraient
bientôt les plus prodigieuses découvertes de la pensée, de la science et des
mystères spirituels.
Comme il en recevait de la police sur les intrigues de sa
cour, l’Empereur recevrait régulièrement des rapports sur ce bouillonnement du
savoir qui fleurissait loin de Prague. Ainsi pourrait-il éviter que cette
puissance nouvelle de la connaissance soit captée par des
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