Le kabbaliste de Prague
déplacement, Éva et moi devions braver neige et glace
séance tenante. J’eus beau relire sa lettre, mon impression première était
bonne. Ce n’était pas le bonheur de revoir sa fille qui excitait son
impatience, mais une tout autre et énigmatique raison.
Je peux l’avouer, aujourd’hui que tout cela n’est plus que
poussière, moi qui depuis dix mois jouais au père, j’en voulus à Isaac de tant
de désinvolture envers Éva. Et lui en voulus plus encore de rompre ce simple
bonheur qui m’avait été accordé alors que le monde se roulait dans la fange.
Mais je dois aussi à la vérité de reconnaître qu’une semaine
plus tard, aussitôt arrivé et fêté dans Prague, j’oubliai vite cet éphémère enchantement.
Comme Isaac j’oubliai les joies simples d’Éva, ses impertinences et ses
questions sans fin, ses doutes et ses ruses.
La nouvelle qui réclamait mon retour était grandiose. Il n’y
avait pas une demi-heure que j’avais passé sa porte qu’Isaac me poussait dans
la petite pièce où j’avais pour la première fois donné une leçon à sa fille. Il
nous y enferma et chuchota, en retournant de ses doigts fébriles le bord de mon
manteau de voyage :
— David, la semaine dernière, l’empereur Rodolphe a
reçu notre Maître.
— Rodolphe et le MaHaRaL ?
— Et moi, et son frère rabbi Sinaï et notre beau-frère
Isaac Weils. Nous quatre ! Il nous a reçus, nous quatre. Dès qu’il est
revenu au château, après la peste, il a demandé notre Maître.
— Et pour ?
— Chut…
Isaac ferma les paupières, posa un doigt sur ses lèvres et
secoua doucement sa grosse tête. Jamais je ne l’avais vu resplendir à ce point.
Il finit par murmurer encore plus bas :
— Ça ne peut pas se dire.
— Tout de même, protestai-je, après les massacres par
les chrétiens…
— Chut, David !
Isaac secoua encore la tête, me regarda d’un œil grondeur.
— Cela ne peut pas se dire !
— D’accord. Mais si cela ne peut se dire, pourquoi nous
avoir mis sur les routes, ta fille et moi, par ce froid ?
— Parce que…
Isaac se mordit la lèvre, soupira et finit par secouer la
tête. La vérité était qu’il n’avait pas assisté à la conversation entre le
MaHaRaL et Rodolphe. Dès son arrivée au palais, l’Empereur avait entraîné le
Haut Rabbi dans un cabinet secret d’une des tours et l’y avait gardé durant
deux longues heures.
— Mais quand il en est ressorti, David, notre MaHaRaL
avait un visage que je ne lui avais jamais vu.
— En bien ou en mal ?
— En grand bouleversement, je dirais.
— Et lui, qu’est-ce qu’il t’a dit ?
— Rien.
— Rien ?
— Presque rien. Seulement que l’Empereur avait promis
de veiller sur notre peuple comme son père l’avait fait avant lui.
— Béni soit le Tout-Puissant.
— Mais le reste ne peut pas se dire.
— Donc je ne sais toujours pas pourquoi il nous a fallu
courir depuis Bouchnia, Éva et moi.
— Parce que tu dois aller saluer notre Maître dès que
tu auras passé le seuil de cette pièce. Il a une mission à te confier. Une
mission que toi seul peux accomplir. Il a assuré à notre Empereur que tu t’en
acquitterais.
LA MISSION
1
Le MaHaRaL parut moins impatient qu’Isaac. La cérémonie de
la havdalah qui, après la prière du soir, clôt la journée du shabbat, se
déroula avant qu’il me réclame.
Il me reçut dans sa petite pièce d’étude que je connaissais
depuis notre première rencontre. En dix ans, elle n’avait changé que par
l’amoncellement des livres et des rouleaux, qui ne laissaient plus qu’un maigre
espace de travail. Il y régnait une chaleur douce, pourtant notre Maître
portait son manteau doublé par-dessus ses habituels caftans. Cette fois, il
m’accueillit dès mon entrée, me tendant les deux mains pour que je m’incline
dessus. Ce que je fis avec empressement.
Cet instant me rappela l’intensité de mon émotion lors de
notre toute première rencontre. Émotion qui ne s’est jamais démentie depuis.
J’étais jeune encore, à un âge où les sentiments ont assez de violence pour
s’inscrire dans la chair de l’esprit autant qu’un fer dans la chair du corps.
Je venais de comprendre que le MaHaRaL était pour moi plus
qu’un maître qui m’impressionnait et que j’admirais avec dévotion. Le temps
nous avait rapprochés, et plus encore la confiance qu’il m’avait accordée. Il
m’avait confié la vie d’Éva, sa
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