Le kabbaliste de Prague
leur signe, car elles disent aussi la puissance
de leur silence. Dans PRDS, on lit P pour Pshat ,
« Signification » ; R pour Remez, « Ce qui
semble » ; D comme Drasch, « Commentaire » ; et
S pour Sod , « Secret »… Ce sont là les quatre piliers qui
soutiennent la parole de Dieu, dans Ses mots comme dans Son silence.
Éva se mordait les lèvres. Son effort pour comprendre était
une merveille à voir. La beauté de l’intelligence fut toujours un de mes
spectacles préférés.
Pour alléger sa réflexion j’ajoutai :
— Il y a dans le Talmud une jolie histoire qui nous
aide à comprendre. C’est celle de quatre rabbis qui s’appelaient rabbi ben
Zoma, rabbi ben Azzaï, rabbi Elisha ben Abouya et rabbi Akiva. Ils étaient
sages et très saints, infiniment plus purs et savants que moi. La première fois
que rabbi ben Zoma vit le jardin, il en tomba raide de stupeur et mourut avant
d’atteindre le sol. Rabbi ben Azzaï, lui, se mit à danser de joie. Une belle
danse tourbillonnante. Hélas, quand il eut tourné quatre fois sur lui-même, il
ne fut plus capable de s’immobiliser car il était devenu fou. Rabbi ben Abouya
vit aussi le jardin. Il fit un pas dedans et en ressortit aussitôt pour renier
sa foi. Il usa tout le restant de ses jours à détruire et à piétiner la couche
qu’il avait aimée et respectée. Il est devenu le messager du désastre. Rabbi
Akiva fut le seul à traverser le jardin, à en supporter l’éblouissement sans se
transformer en cendre à son retour.
Éva écarquillait les yeux enroulait nerveusement sa robe
entre ses doigts fins.
— Il avait quelque chose de spécial pour se guider,
rabbi Akiba ?
— Oui. La Kabalah. Ce qui ne peut se dire, ce qui ne
peut s’apprendre à la simple vision des mots. Ce qui a gouverné le silence
quand Moïse reçut la Loi sur le mont Sinaï. Ce qu’il ne suffit pas d’apprendre
comme on apprend une leçon.
— Et grand-père ? Est-il aussi entré dans le
Pardès ?
— Oui.
— En est-il ressorti indemne, comme rabbi Akiva ?
— Je le pense.
— Pourquoi.
— Parce qu’il est lui, notre Maître, MaHaRaL.
Alors que l’hiver commençait à blanchir Cracovie et
Bouchnia, je reçus les premières nouvelles de Prague : une lettre d’Isaac
dont la teneur était plus mauvaise que bonne.
La peste avait reflué et l’épidémie semblait cesser. Cela au
prix d’un nombre si épouvantable de morts que la ville avait perdu un tiers de
ses habitants. Isaac me dénombrait les amis et camarades du klaus que nous ne
reverrions plus. Dieu avait épargné le MaHaRaL et la plupart des membres de la
famille d’Isaac. Vögele avait frôlé le pire pour soigner des servantes, mais se
rétablissait. Jacob avait protégé comme un tigre son fils Isaïe.
Et si, à la fin, les massacres des Juifs avaient été
mesurés, ce n’était dû qu’à la faiblesse des bourreaux et non à leur désir. Les
plaies de la haine, nous le savions, seraient autrement plus difficiles à
refermer que celles des bubons.
C’était pourquoi Isaac, à sa grande tristesse et à la
demande du MaHaRaL, me priait de rester en Pologne quelques mois encore.
L’empereur Rodolphe n’étant toujours pas de retour au château et Prague étant
livrée à elle-même, le bourgmestre Maisel craignait que la fureur des chrétiens
se réveille une fois qu’ils auraient recouvré leurs forces et appréhendé
l’étendue du désastre.
Ainsi demeurâmes-nous les trois mois d’hiver à Bouchnia.
J’en profitai pour étudier à nouveau la pensée du Rema et me plonger dans des
écrits qu’il m’était devenu difficile de trouver à Prague. Une mince infidélité
au MaHaRaL qui, des années plus tard, me fut bien utile quand je rédigeai enfin
mon premier livre.
Éva se montra d’égale humeur tout ce temps, à ma surprise
sans jamais montrer une grande nostalgie de ses parents. Peut-être était-ce le
fruit de l’affection qu’elle trouvait dans chaque maison qui tour à tour nous
accueillait, car je prenais soin de ne jamais peser trop longtemps sur nos
hôtes. Elle avait ainsi noué de belles amitiés avec quelques enfants de son âge
lorsqu’une nouvelle lettre d’Isaac me parvint.
Sur un ton mystérieux où perçaient une joie et une
excitation que je n’avais pas ressenties depuis longtemps, il réclamait, au nom
du MaHaRaL, mon immédiat retour à Prague. Quoique les routes du mois d’Adar
aient été peu propices au
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