Le kabbaliste de Prague
souverains moins
glorieux que lui.
Plein d’enthousiasme, Rodolphe avait déclaré au
MaHaRaL :
— Ah, grand rabbi, si vous me faites le découvreur des
étoiles, moi, je vous ferai le peuple le plus heureux de l’univers.
Le MaHaRaL, lui, me dit :
— Ils ne sont pas nombreux, ceux en qui je peux placer
ma confiance pour satisfaire l’Empereur. En réalité, il n’en est qu’un. Toi.
C’est alors seulement que je compris ce que notre Maître
attendait de moi. Avec effroi. Car je le savais : chacune de ces sciences,
de ces révolutions de la pensée et du savoir qui excitait la soif de possession
de Rodolphe était aussi de celles que condamnaient férocement l’Église et
l’inquisition du pape.
Et quand on était fils de Sion, c’était vouloir braver deux
fois le danger.
Mais avais-je le choix, puisqu’en dépendait rien de moins
que la paix pour les Juifs de Bohême ?
2
Dix ans. Aujourd’hui, là où je suis errant à l’infini, sans
matière ni joie, il m’arrive de me souvenir de ces années comme des plus
heureuses de ma vie. Je ne les considérai pas ainsi sur-le-champ. Pas tous les
jours. Il me semblait être au cœur d’un continuel tumulte, soumis à
l’incertitude et aux caprices de ceux qui avaient fait le siècle. Mais je sais
depuis que j’y ai goûté l’un des plus grands bonheurs qui soient donnés aux
hommes : la liberté et la jouissance de l’intelligence ; l’usage sans
limites de leur esprit dans la quête de la compréhension du monde. Une manière
d’insatiable ivresse qui était le quotidien des astronomes, des mathématiciens,
des artistes et des philosophes, et qui vous emportait dans sa comète pour vous
y consumer tout autant qu’eux.
Je franchis la porte de Prague à la fin du mois de Nissan.
La veille de mon départ, le MaHaRaL tint à prononcer la
prière du voyage et, après un bref sommeil, je pris place dans un convoi de
commerce qui s’en allait à la foire de Leipzig.
J’avais de quoi être inquiet. Et j’ai vu disparaître les
murs de Prague avec un serrement de cœur. Il ne dura pas jusqu’au milieu du
jour. L’excitation d’aller à la rencontre de ce monde neuf et secret, qui
attisait tant la curiosité de l’Empereur, en vérité ravissait bien autant la
mienne.
Ce fut d’abord un voyage simple.
Les soirs, quand nous arrivions dans un bourg ou dans une
ville, il était rare qu’on ne trouvât quelque famille juive pour nous héberger.
On nous transmettait les nouvelles et nous en apportions. Nous n’étions pas
encore assez loin pour que la gloire du MaHaRaL fût méconnue. Apprenait-on que
je voyageais en son nom et il me fallait aussitôt répondre à mille questions
quand je ne songeais qu’à la couche qui m’attendait.
Après Leipzig, je me transportai d’une ville à l’autre en
compagnie de voyageurs juifs qui connaissaient les chemins et les cités où
notre présence n’attisait pas les violences. Les pays du Nord étaient loin
d’être apaisés. Les massacres entre luthériens et catholiques y étaient pain
quotidien et l’étincelle n’avait nul besoin d’être ardente pour déclencher la
foudre.
Cependant, la véritable raison de la lenteur de mon voyage
tenait aux universités que je souhaitais visiter.
Leipzig, Ratisbonne, Worms, Cologne, Bâle… Partout de belles
et grandes écoles. On y trouvait des savants en mathématique capables de
discuter de la science astronomique aussi bien en latin qu’en hébreu et,
parfois, en arabe. Je profitais de chaque passage pour quêter quelques
nouveautés qui ne seraient pas parvenues à Prague.
Les découvertes de nouveaux pays et continents déliaient le
plus facilement les langues et excitaient encore bien des esprits. Mais ce
n’était pas la géographie qui m’intéressait le plus. Et les voyages de
Magellan, Cortès, les bizarreries des Indiens des Amériques n’étaient plus,
depuis cinquante ans, des nouveautés. Il me fallait dénicher un autre savoir.
Néanmoins, même bredouille, à chaque rencontre avec un
commerçant juif qui m’assurait se rendre à Prague, j’en profitais pour envoyer
mes « rapports ». Combien en ai-je envoyé ? Mille, deux
mille ?
Combien sont arrivés ? Je l’ignore. Tous furent adressés
au MaHaRaL, qui décidait de l’opportunité de les faire lire à l’Empereur.
Comment et de quelle manière me suis-je retrouvé avec deux
banquiers juifs de la ville italienne de Reggio, ma mémoire, pour une
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