Le kabbaliste de Prague
sa
grande intuition, dut pressentir mon tumulte et sa cause.
J’avais pris l’habitude de prier plus longuement chaque
jour, y goûtant une paix que je ne trouvais nulle part ailleurs. Un jour, après
la prière du matin, le MaHaRaL fut à mon côté alors que je m’engageais dans le
petit couloir qui rejoignait les salles de la yeshiva.
Il posa la main sur mon épaule et l’y laissa tandis que nous
marchions encore quelques pas. Puis ses longs doigts se resserrèrent un peu. Je
m’immobilisai et lui fis face.
De sous ses sourcils blanchis qui s’étaient encore allongés,
son regard me scrutait. Sans dureté. Avec calme. Je compris que le MaHaRaL me
devinait aussi bien que si mes pensées avaient été posées sur la table la plus
proche Comme pour me le prouver, il me posa une question qui me fit vaciller
autant qu’un coup :
— David, crois-tu que ma petite-fille soit
heureuse ?
Je ne trouvai pas quoi lui répondre. Mon émotion fut si
forte que ma gorge se noua et que des larmes – oui, des larmes, il
faut l’avouer – brouillèrent ma vue.
Je sentis la main du MaHaRaL qui se retirait de mon épaule.
Je l’entendis murmurer : « Aïe, aïe, aïe. »
Je cherchais désespérément mes mots. J’ouvris la bouche,
mais notre Maître secoua la tête. Un signe que je compris sur-le-champ.
Qui disait : Non, le mouvement est lancé qui doit
suivre sa course. Éva est Éva, qui va selon son destin. Et ainsi est la loi qui
veut que le père soit le maître de sa fille et que nul n’ait le droit
d’intervenir pour le détourner de sa voie. Ainsi est la volonté du
Saint-béni-soit-Il que nous récoltions ce que nous avons semé.
Et je me tus.
Bientôt nous ne fûmes plus qu’à quelques semaines du
mariage. Quand je consentais à y prêter l’oreille, j’entendais qu’il se
préparait activement. L’exubérance de Jacob et d’Isaac croissait. Moi, je ne
voyais Éva ni n’avais aucune nouvelle d’elle, et puisque le temps passait et
que le jour d’accomplissement de cette incroyable promesse approchait, j’eus la
faiblesse de croire qu’Éva, finalement, avait renoncé à s’en défaire. Elle
allait se marier.
Et tout rentrerait dans l’ordre. Même si cet ordre n’était
qu’une couverture mal ajustée sur le chaos.
L’atmosphère de Prague, tout autour de nous, portait à la
joie et à l’exubérance des projets. Depuis que l’empereur Rodolphe avait fait
de Prague sa capitale, le commerce y était devenu d’une opulence jamais connue.
L’argent coulait, même chez nous, dans la ville juive. Le bourgmestre Maisel
surveillait l’achèvement des travaux de la nouvelle grande synagogue qui était
l’œuvre de sa vie.
De riches commerçants accourus des grandes villes de
l’Empire arrivaient à nos portes avec des équipages étincelants. Ils offraient
des fêtes, des dons pour les écoles ou la vieille synagogue, et repartaient
avec des contrats signés par le chambellan de Rodolphe en personne.
L’humeur légère étourdissait tout le monde. Même les
visiteurs du MaHaRaL semblaient moins assidus aux longs débats de la yeshiva.
Puis la foudre s’abattit, cinq jours avant Roch Hachana et
dix avant Kippour.
J’entrai à l’aube dans le klaus et entendis des cris et des
gémissements du côté de la pièce du MaHaRaL. Je m’y précipitai. Le Maître se
tenait sur le seuil, rigide comme une statue. Isaac allait et venait en se
frappant la poitrine. Il grinça mon nom en me voyant.
— David !
Je devinai à demi. Je songeai aux pires horreurs.
— Qu’y a-t-il ?
— Éva…
— Eh bien, Éva ?
— Elle est partie.
— Comment ça, partie ?
— Partie, enfuie ! Cette nuit ! Partie avec
un homme, Dieu Tout-Puissant !
— Avec un homme ?
— La honte, David, la honte sur nous !
— Quel homme ?
— La honte sur nous tous ! Ma fille nous couvre de
honte !
J’agrippai Isaac, le secouai comme un sac.
— Quel homme ?
— Un marchand. Un riche marchand de Worms, qui venait à
la maison depuis quelque temps. Il se nomme Bachrach…
Maintenant, c’était Isaac qui s’arrimait à moi et qui me
hurlait :
— Je l’avais invité au mariage ! Tu te rends
compte ! Je l’avais invité !
Quand je tournai la tête vers le MaHaRaL, je vis qu’il
n’avait pas frémi d’un cil. Mais ses yeux pâles me disaient qu’il savait tout
depuis le début.
3
Avant la fin du jour, toute la ville juive connaissait la
nouvelle.
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