Le kabbaliste de Prague
Les bras se tendirent. Une jambe se leva et retomba et, pour la
première fois, nous entendîmes le choc sourd de son poids sur le sol. Et les
Juifs de Prague crièrent à gorge déployée :
— Golem ! Golem ! Golem !
4
La folie qui nous gagna avec la naissance de Golem s’apaisa
avant le crépuscule. L’excitation fit place à l’épuisement. La longue veille de
la nuit précédente, l’angoisse et le bonheur avaient consumé nos forces. C’est
à peine si nous nous aperçûmes que le MaHaRaL était toujours là et ne cédait
rien de sa sévérité.
Pas un, parmi nous, ne songea à l’énergie fabuleuse qu’il
avait dû déployer pour donner vie à cette boue que l’on déversait à ses pieds.
Pas un n’avait compris la vérité, ÈMET : MaHaRaL, à notre demande, venait
d’introduire l’étranger parmi nous. Aujourd’hui je comprends mieux sa gravité
d’alors. Il ne montrait pas une once de joie, tandis que tous nous exultions.
À mon étonnement aujourd’hui encore, je me rends compte que
nous étions plus stupéfiés par l’apparence et la vie de Golem que par
l’immensité du pouvoir et de la sagesse que notre Maître avait dû requérir pour
l’engendrer. Notre admiration pour le MaHaRaL était si absolue, et depuis si
longtemps, que nous étions prêts à considérer cet immense prodige comme un
événement résultant tout naturellement de son savoir et de sa pureté.
Alors que les enfants s’épuisaient autour de Golem dans une
sarabande pleine d’allégresse, notre Maître descendit de la carriole où il
était juché. Il se dirigea vers les marches de la nouvelle synagogue de Maisel.
Nous étions là, tous assemblés, nous, ses disciples du klaus et les rabbis de
la synagogue. Avec vénération, nous formâmes une haie pour son passage.
À ce moment, l’un des plus jeunes disciples du klaus désigna
Golem et demanda d’une voix inquiète.
— Et lui ?
La crainte sur son visage révélait les mots qu’il ne
prononçait pas. Le MaHaRaL l’entendit et, sans se détourner, répondit
simplement :
— Golem m’attendra. Dieu, lui, n’est pas toujours
patient.
En effet, Golem semblait attendre.
Alors qu’un instant plus tôt il tanguait au milieu de la
liesse enfantine, dès que le MaHaRaL s’était éloigné, il s’était figé. Debout,
immobile, indifférent au vacarme qui l’entourait. Comme s’il dormait. Ou qu’il
ne s’était jamais animé.
Cependant, les portes de la synagogue n’eurent pas le temps
de se refermer sur nous. Un énorme vacarme éclata sans que nous comprenions
d’abord de quoi il s’agissait. Finalement, sur la place, des mains désignèrent
l’église du Saint-Esprit qui surmontait comme une sentinelle le mur d’enceinte
de la ville juive. Des voix s’exclamèrent :
— Le tocsin ! Le tocsin !
C’était vrai. L’appel des cloches vrilla l’air et figea le
sang dans nos veines. À Prague, le tocsin ne sonnait que pour annoncer la
peste, les incendies et la guerre.
Pour la première fois depuis des heures, nous détournâmes
nos yeux de Golem. Dans un premier réflexe d’effroi, nous cherchâmes des fumées
sur les toits et par-dessus nos murs.
Ce ne furent pas les flammes d’un incendie qu’on discerna,
mais des visages ahuris. Deux dizaines d’hommes, et parmi eux des prêtres en
soutane, se massaient sur la coursive de bois qui courait sous le toit de
l’église pour en faciliter les réparations. Leurs doigts pointaient le Golem
et, malgré la distance, nous pouvions deviner leurs yeux effarés.
Nous comprimes : alors que d’ordinaire nos rues étaient
d’un silence et d’un calme prudents, nos cris, nos chants, notre exubérance
avaient alerté la ville chrétienne.
Emportés par notre gaieté, nous étions sur le point de
moquer la peur provoquée par Golem quand, sous le son des cloches, nous
perçûmes un vacarme d’un tout autre genre. Celui-là, nous le connaissions
bien : c’étaient les braillements de la foule qui précédaient les
explosions de fureur contre nous.
Quelqu’un lança :
— Les portes, les portes…
Avec sagesse, au matin de ce jour exceptionnel et avant même
que le MaHaRaL annonce sa décision de créer Golem, le bourgmestre Maisel avait
ordonné que les portes de notre ville demeurent closes. Cependant, en temps de
paix avec les chrétiens, nos rues ne restaient jamais fermées. La manœuvre
avait donc attisé leur curiosité.
Quand nous nous approchâmes du mur
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