Le Lis et le Lion
truffer !
— Je n’ai rien à vous vendre,
Monseigneur.
— Alors, demoiselle Béatrice,
pour votre gouverne et salut, sachez que vous aurez avantage à prendre au large
des portes de mon hôtel, quel que soit le prétexte à vous en approcher. Mes
cuisines sont bien gardées, mes plats sont éprouvés, mon vin est essayé avant
qu’on ne me le verse.
Béatrice se passa sur les lèvres la
pointe de la langue, comme si elle goûtait une liqueur savoureuse.
« Il redoute que je l’empoisonne »,
se disait-elle.
Oh ! qu’elle s’amusait, et
qu’elle avait peur à la fois. Et Mahaut, pendant ce temps, qui la croyait
occupée à circonvenir la Divion ! Oh ! l’admirable moment !
Béatrice avait l’impression de tenir au creux de sa main plusieurs lacs invisibles
et mortels. Encore fallait-il les bien assujettir.
Elle rabattit en arrière son
capuchon, dénoua le cordon du col et ôta sa pèlerine. Ses cheveux sombres,
épais, étaient tordus en tresse autour des oreilles. Sa robe de marbré, fort
échancrée sur la poitrine, montrait la naissance généreuse des seins. Robert,
qui aimait les femmes plantureuses, ne put s’empêcher de penser que Béatrice
avait gagné en beauté depuis leur dernière rencontre.
Béatrice étala sa pèlerine sur le
dallage de façon qu’elle couvrît la moitié d’un rond. Robert eut un regard de
surprise.
— Que faites-vous donc
là ?
Elle ne répondit pas, tira de son
aumônière trois plumes noires qu’elle posa sur le haut de la pèlerine, les
croisant pour former comme une petite étoile ; puis elle se mit à tourner,
décrivant de l’index un cercle imaginaire et murmurant des paroles
incompréhensibles.
— Mais que faites-vous ?
répéta Robert.
— Je vous ensorcelle…
Monseigneur, répondit tranquillement Béatrice, comme si c’était la chose la
plus naturelle du monde, ou tout au moins la chose la plus coutumière pour
elle.
Robert éclata de rire. Béatrice le
regarda et lui prit la main comme pour l’amener à l’intérieur du cercle. La
main de Robert se retira.
— Vous avez peur,
Monseigneur ? dit Béatrice en souriant.
Voilà bien la force des
femmes ! Quel seigneur eût osé dire au comte Robert d’Artois qu’il avait
peur sans recevoir un poing énorme sur la face ou une épée de vingt livres en
travers du crâne ? Et voici qu’une vassale, une chambrière, vient rôder
autour de son hôtel, se fait conduire jusqu’à lui, occupe son temps à lui
conter des sornettes… « Mahaut a perdu une dent… Je n’ai pas de secret à
vous vendre… » étend son manteau sur le carrelage et lui déclare en belle
face qu’il a peur !
— Vous semblez avoir toujours
craint de vous approcher de moi, continua Béatrice. Le jour que je vous vis
pour la première fois, il y a bien longtemps, à l’hôtel de Madame Mahaut… quand
vous vîntes lui annoncer que ses filles allaient être jugées… peut-être ne vous
souvenez-vous pas… déjà, vous vous étiez détourné de moi. Et souventes fois
depuis… Non, Monseigneur, ne me faites point croire que vous auriez peur !
Sonner Lormet, lui ordonner
d’éloigner cette moqueuse ; n’était-ce pas ce que la sagesse conseillait à
Robert, sans perdre davantage de temps ?
— Et que cherches-tu, avec ta
chape, ton cercle, et tes trois plumes ? demanda-t-il. À faire apparaître
le Diable ?
— Mais oui, Monseigneur… dit
Béatrice.
Il haussa les épaules devant cette
gaminerie et, par jeu, avança dans le cercle.
— Voilà qui est fait,
Monseigneur. C’est tout juste ce que je voulais. Parce que c’est vous, le
Diable…
Quel homme résiste à ce
compliment-là ? Robert eut cette fois un vrai rire, un rire de gorge
satisfait. Il prit le menton de Béatrice entre le pouce et l’index.
— Sais-tu que je pourrais te
faire brûler comme sorcière ?
— Oh ! Monseigneur…
Elle se tenait contre lui, la tête
levée vers les larges mâchoires piquées de poils rouges ; elle percevait
son odeur de sanglier forcé. Elle était tout émue de danger, de trahison, de
désir et de satanisme.
Une ribaude, une ribaude bien
franche, comme Robert les aimait ! « Qu’est-ce que je
risque ? » se dit-il.
Il la saisit aux épaules, l’attira
contre lui.
« C’est le neveu de Madame
Mahaut, son neveu qui lui souhaite tant de mal », pensait Béatrice tandis
qu’elle perdait souffle contre sa bouche.
VII
LA MAISON BONNEFILLE
L’évêque Thierry
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