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Le Lis et le Lion

Le Lis et le Lion

Titel: Le Lis et le Lion Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Maurice Druon
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première
victoire. « J’aurais donc pu y mettre du poison, et il l’aurait bu… »
    Et quand une fois il s’endormit,
pareil à l’ogre des fabliaux, alors elle éprouva le sentiment du triomphe. Le
géant avait au cou une démarcation nette, là où se fermait la robe ou la
cuirasse ; la teinte brique du visage tanné par le grand air s’arrêtait
brusquement, et, au-dessous, commençait la peau blanche, tavelée de taches de
son et couverte aux épaules de poils roux comme la soie des porcs. Cette ligne
semblait à Béatrice la marque toute tracée pour le tranchant d’une hache ou le
fil d’un poignard.
    Les cheveux couleur de cuivre,
frisés en rouleaux sur les joues, s’étaient déplacés et laissaient apparaître
une oreille petite, délicatement ourlée, enfantine, attendrissante. « On
pourrait, pensait Béatrice, dans cette petite oreille, enfoncer un fer jusqu’à
la cervelle… »
    Robert se réveilla en sursaut, au
bout de quelques minutes, avec inquiétude.
    — Eh bien ! Monseigneur…
je ne t’ai pas tué, dit-elle en riant.
    Son rire découvrait une gencive
rouge sombre.
    Comme pour la remercier, il relança
au jeu. Il lui fallait avouer qu’elle l’y secondait bien, inventive, sournoise,
peu ménagère de soi, jamais rechigneuse, et criant fort sa joie. Robert qui,
pour avoir troussé toutes sortes de cottes, soie, lin ou chanvre, se croyait
grand maître en ribauderie, devait reconnaître qu’il avait trouvé là plus forte
partie.
    — Si c’est au sabbat, ma petite
mie, lui disait-il, que tu as appris toutes ces galanteries, on devrait
davantage y envoyer pucelles !
    Car Béatrice lui parlait souvent du
sabbat et du Diable. Cette fille lente et molle en apparence, ondoyante de
démarche, traînante en sa parole, ne révélait qu’au lit sa vraie violence, de
même que son discours ne devenait rapide et animé que lorsqu’il s’agissait de
démons ou de sorcellerie.
    — Pourquoi donc ne t’es-tu
jamais mariée ? lui demandait Robert. Les époux n’ont pas dû manquer à se
proposer, surtout si tu leur as donné tel avant-goût du mariage…
    — Parce que le mariage se fait
à l’église, et que l’église m’est mauvaise.
    Agenouillée sur le lit, les mains
aux genoux, l’ombre au creux du ventre, Béatrice, les cils bien ouverts,
disait :
    — Tu comprends, Monseigneur,
les prêtres et les papes de Rome et d’Avignon n’enseignent pas la vérité. Il
n’y a pas un seul Dieu ; il y en a deux, celui de la lumière et celui des
ténèbres, le prince du Bien et le prince du Mal. Avant la création du monde, le
peuple des ténèbres s’est révolté contre le peuple de la lumière ; et les
vassaux du Mal, pour pouvoir vraiment exister, puisque le Mal est le néant et
la mort, ont dévoré une partie des principes du Bien. Et parce que les deux
forces du Bien et du Mal étaient en eux, ils ont pu créer le monde et engendrer
les hommes où les deux principes sont mêlés et toujours en bataille, et où le
Mal dirige, puisque c’est l’élément du peuple d’origine. Et l’on voit bien
qu’il y a deux principes puisqu’il y a l’homme et la femme, faits comme toi et
comme moi, de manière diverse, poursuivait-elle avec un sourire avide. Et c’est
le Mal qui chatouille nos ventres et les pousse à se joindre… Or les gens dans
lesquels la nature du Mal est plus forte que la nature du Bien doivent honorer
Satan et faire pacte avec lui pour être heureux et triompher en leurs affaires ;
et ils ne doivent rien faire pour le Seigneur du Bien qui leur est adverse.
    Cette étrange philosophie, qui puait
fortement le soufre, et où traînaient des bribes mal digérées de manichéisme,
d’impurs éléments de doctrines cathares, mal transmis et mal compris, avait
plus d’adeptes que les gens au pouvoir ne le croyaient. Béatrice ne
représentait pas un cas isolé ; mais pour Robert, dont l’esprit n’avait
jamais effleuré ce genre de problème, elle entrouvrait les portes d’un monde
mystérieux ; il était surtout fort admiratif d’entendre de tels
raisonnements dans la bouche d’une femme.
    — Tu as plus de cervelle que je
n’aurais cru. Qui donc t’a appris tout cela ?
    — D’anciens Templiers,
répondit-elle.
    — Ah ! les
Templiers ! Certes, ils connaissaient beaucoup de choses…
    — Vous les avez détruits.
    — Pas moi, pas moi !
s’écria Robert. Philippe le Bel et Enguerrand, les amis de Mahaut… Mais Charles
de

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