Le Lis et le Lion
chairs,
une langue partagée en deux, et un souffle de fournaise s’échappe de sa bouche.
Mais le Diable pouvait avoir aussi le poids et l’odeur de Robert. Elle était
amoureuse de Satan. Elle était la femelle du Diable et on ne l’en séparerait
jamais…
Un soir que Robert d’Artois, venant
de la maison Bonnefille, rentrait à son hôtel, sa femme lui présenta le fameux
traité de mariage, enfin rédigé, et auquel il ne manquait plus que les sceaux.
Robert, l’ayant examiné, s’approcha
de la cheminée, et, d’un geste négligent, mit le tisonnier dans les
braises ; puis, quand la pointe fut rouge, il en troua le coin d’une des
feuilles qui se mit à grésiller.
— Que faites-vous, mon
ami ? demanda Madame de Beaumont.
— Je veux seulement, dit
Robert, m’assurer que c’est du bon vélin.
Jeanne de Beaumont considéra un
instant son mari, puis lui dit doucement, presque maternelle :
— Vous devriez bien, Robert,
vous faire couper les ongles… Quelle est cette mode neuve que vous avez de les
porter si longs ?
VIII
RETOUR À MAUBUISSON
Il arrive que toute une machination
longuement ourdie soit compromise dès l’origine par une faille de raisonnement.
Robert s’aperçut soudain que les
catapultes qu’il avait si bien montées pouvaient se casser net au moment de
tirer, faute de sa part d’avoir songé à un ressort premier.
Il avait certifié au roi son
beau-frère, et juré solennellement sur les Écritures, que ses titres d’héritage
existaient ; il avait fait établir des lettres aussi semblables que
possible aux documents disparus ; il avait provoqué de nombreux
témoignages pour étayer la validité de ces écrits. Toutes les chances
semblaient donc rassemblées pour que ses preuves fussent agréées sans
discussion.
Mais il existait une personne qui
savait, elle, indubitablement, que les actes étaient faux : Mahaut
d’Artois, puisqu’elle avait brûlé les vrais actes, ceux d’abord des registres
de Paris, dérobés quelque vingt ans plus tôt grâce à des complaisances dans
l’entourage de Philippe le Bel, et puis, tout récemment, les copies récupérées
dans le coffre de Thierry d’Hirson.
Or, si un faux peut passer pour
authentique aux yeux de gens favorablement prévenus et qui n’ont jamais eu
connaissance des originaux, il n’en va pas de même pour qui est averti de la
falsification.
Certes, Mahaut n’irait pas
déclarer : « Ces pièces sont mensongères parce que j’ai jeté au feu
les bonnes » ; mais, sachant les pièces frauduleuses, elle allait
tout mettre en œuvre pour le démontrer ; on pouvait sur ce point lui faire
confiance ! L’arrestation des mesquines de la Divion constituait une
alerte probante. Trop de personnes déjà avaient participé à la fabrication pour
qu’il ne s’en trouvât pas quelqu’une capable de trahir par peur, ou par appât
du gain.
Si une erreur s’était glissée, comme
le malheureux « 1322 » à la place de « 1302 » dans la
lettre lue à Reuilly, Mahaut ne manquerait pas de la déceler. Les sceaux
pouvaient sembler parfaits mais Mahaut en exigerait le contre-examen minutieux.
Et puis, le feu comte Robert II avait, comme tous les princes, l’habitude
de faire mentionner dans ses actes officiels le nom du clerc qui les avait
écrits. Évidemment, pour les fausses lettres, on s’était gardé de cette
précision. Or, telle omission sur une seule pièce pouvait passer, mais sur
quatre qu’on allait présenter ? Mahaut aurait beau jeu à faire ouvrir les
registres d’Artois : « Comparez, dirait-elle, et parmi toutes les
lettres scellées par mon père, cherchez donc la main d’un de ses clercs qui
ressemble à ces écritures-là ! »
Robert en était venu à la conclusion
que ses pièces, qui avaient en son esprit valeur de vérité, ne pouvaient être
utilisées que lorsque la personne qui avait fait disparaître les originaux
aurait elle-même disparu. Autrement dit, son procès n’était gagné qu’à la
condition que Mahaut fût morte. Ce n’était plus un souhait mais une nécessité.
— Si Mahaut venait à trépasser,
dit-il un jour à Béatrice d’un air songeur, les deux mains sous la tête et
regardant le plafond de la maison Bonnefille… oui, si elle trépassait, je
pourrais fort bien te faire entrer en mon hôtel comme dame de parage de mon
épouse… Puisque je recueillerais l’héritage d’Artois, on comprendrait que je
reprenne certaines gens de la
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