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Le Lis et le Lion

Le Lis et le Lion

Titel: Le Lis et le Lion Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Maurice Druon
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son oncle avait refusé autrefois de le suivre dans son évasion. Ce
n’était ni par peur du risque ni même par faiblesse de corps ; on a
toujours assez de forces pour entreprendre un chemin, même si l’on doit y
tomber. C’était le sentiment que sa vie était terminée qui avait retenu le Lord
de Chirk, et lui avait fait préférer attendre sa fin, sur ce bat-flanc.
    Pour Roger Mortimer, qui ne comptait
que quarante-cinq ans, la mort ne viendrait pas d’elle-même. Il éprouvait une
vague angoisse lorsqu’il regardait vers le centre du Green la place où l’on
dressait habituellement le billot. Mais on s’habitue à la proximité de la mort
par toute une suite de pensées très simples qui s’organisent pour constituer
une mélancolique acceptation. Mortimer se disait que le corbeau sournois
vivrait après lui, et narguerait d’autres prisonniers ; les rats aussi
vivraient, les gros rats mouillés qui montaient la nuit des berges vaseuses de
la Tamise et couraient sur les pierres de la forteresse ; même la puce qui
le taquinait sous sa chemise sauterait sur le bourreau, le jour de l’exécution,
et continuerait de vivre. Toute vie qui s’efface du monde laisse les autres
vies intactes. Rien n’est plus banal que de mourir.
    Quelquefois il songeait à sa femme,
Lady Jeanne, sans nostalgie ni remords. Il l’avait assez tenue à l’écart de sa
puissance pour que l’on eût quelque raison de s’en prendre à elle. On lui
laisserait, sans doute, la disposition de ses biens personnels. Ses fils ?
Certes, ses fils auraient à subir la séquelle des haines dont il était
l’objet ; mais comme il y avait peu de chances qu’ils devinssent jamais
hommes d’aussi vaste valeur et d’aussi haute ambition que lui, qu’importait
qu’ils fussent ou ne fussent pas comtes dans les Marches ? Le grand Mortimer,
c’était lui, ou plutôt ce qu’il avait été. Ni pour sa femme, ni pour ses fils,
il n’éprouvait de regrets.
    La reine ?… La reine Isabelle
mourrait un jour, et de cet instant-là il n’existerait plus personne sur terre
à l’avoir connu dans sa vérité. C’était seulement lorsqu’il pensait à Isabelle
qu’il se sentait encore quelque peu rattaché à l’existence. Il était mort à
Nottingham, certes ; mais le souvenir de son amour continuait de vivre, un
peu comme les cheveux s’obstinent à croître quand le cœur a cessé de battre.
Voilà tout ce qui restait au bourreau à trancher. Quand on séparerait la tête
du corps, on anéantirait le souvenir des mains royales qui s’étaient nouées à
ce cou.
    Comme chaque matin, Mortimer avait
demandé la date. On était le 29 novembre ; le Parlement devait donc se
trouver réuni et le prisonnier s’attendait à comparaître. Il connaissait assez
la lâcheté des assemblées pour savoir que nul ne prendrait sa défense, bien au
contraire. Lords et Communes allaient se venger avec empressement de la terreur
qu’il leur avait si longtemps inspirée.
    Le jugement avait déjà été prononcé,
dans la chambre de Nottingham. Ce n’était pas à un acte de justice qu’on allait
le soumettre, mais seulement à un simulacre nécessaire, une formalité, tout
exactement comme lors des condamnations naguère ordonnées par lui.
    Un souverain de vingt ans impatient
de gouverner, et de jeunes Lords impatients d’être les maîtres de la faveur
royale, avaient besoin de sa disparition pour être sûrs de leur pouvoir.
    « Ma mort, pour ce petit
Édouard, est l’indispensable complément de son sacre… Et pourtant, ils ne
feront pas mieux que moi ; le peuple ne sera pas davantage satisfait sous
leur loi. Là où je n’ai pas réussi, qui donc pourrait réussir ? »
    Quelle attitude devrait-il adopter
pendant le simulacre de justice ? Se faire suppliant, comme le comte de
Kent ? Battre sa coulpe, implorer, offrir sa soumission, pieds nus et la
corde au cou, en confessant le regret de ses erreurs ? Il faut avoir
grande envie de vivre pour s’imposer la comédie de la déchéance !
« Je n’ai commis aucune faute. J’ai été le plus fort, et le suis resté
jusqu’à ce que d’autres, plus forts pour un moment, m’abattent. C’est
tout. »
    Alors l’insulte ? Faire face
une dernière fois à ce Parlement de moutons et lui lancer : « J’ai
pris les armes contre le roi Édouard II. Mes Lords, lesquels d’entre vous
qui me jugez ce jour ne m’ont pas suivi alors ?… Je me suis évadé de la
tour de Londres.

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