Le Lis et le Lion
mais presque de l’existence, qui faisaient flotter
ces emblèmes sur leurs toits, sur leurs lances, sur leurs chevaux, qui les
brodaient sur leur propre poitrine, sur la cotte de leurs écuyers, sur la
livrée de leurs valets, qui les peignaient sur leurs meubles, les gravaient sur
leur vaisselle, en marquaient hommes, bêtes et choses qui à quelque degré
dépendaient de leur volonté ou constituaient leurs biens, cette déchirure,
sorte d’excommunication laïque, était plus infamante encore que le billot, la
claie ou la potence. Car la mort efface la faute et le déshonneur s’éteint avec
le déshonoré.
« Mais tant qu’on est vivant,
on n’a jamais toute partie perdue », se disait Robert d’Artois, errant
hors de sa patrie sur des routes hostiles, et se dirigeant vers de plus vastes
crimes.
QUATRIÈME PARTIE
LE BOUTE-GUERRE
I
LE PROSCRIT
Pendant plus de trois années Robert
d’Artois, comme un grand fauve blessé, rôda aux frontières du royaume.
Parent de tous les rois et princes
d’Europe, neveu du duc de Bretagne, oncle du roi de Navarre, frère de la
comtesse de Namur, beau-frère du comte de Hainaut et du prince de Tarente,
cousin du roi de Naples, du roi de Hongrie et de bien d’autres, il était, à
quarante-cinq ans, un voyageur solitaire devant lequel les portes de tous les
châteaux se fermaient. Il avait de l’argent à suffisance, grâce aux lettres de
change des banques siennoises, mais jamais un écuyer ne se présentait à
l’auberge où il était descendu pour le prier à dîner chez le seigneur du lieu.
Quelque tournoi se donnait-il dans les parages ? On se demandait comment
éviter d’y convier Robert d’Artois, le banni, le faussaire, que naguère on eût
installé à la place d’honneur. Et un ordre lui était délivré avec une déférence
froide, par le capitaine de ville : Monseigneur le comte suzerain le
priait de porter plus loin ses pas. Car Monseigneur le comte suzerain, ou le
duc, ou le margrave, ne voulait pas se brouiller avec le roi de France et ne se
sentait tenu à aucun égard envers un homme si déshonoré qu’il n’avait plus ni
blason ni bannière.
Et Robert repartait à l’aventure,
escorté de son seul valet Gillet de Nelle, un assez mauvais sujet qui, sans
effort, eût mérité de se balancer aux fourches d’un gibet, mais qui vouait à
son maître, comme Lormet jadis, une fidélité sans limite. Robert lui donnait,
en compensation, cette satisfaction plus précieuse que de gros gages :
l’intimité avec un grand seigneur dans l’adversité. Combien de soirées, durant
cette errance, ne passèrent-ils pas à jouer aux dés, attablés dans l’angle
d’une mauvaise taverne ! Et quand le besoin de gueuser les démangeait un
peu, ils entraient ensemble en quelqu’un de ces bordeaux qui étaient nombreux
en Flandre, et offraient bon choix de lourdes ribaudes.
C’était en de tels lieux, de la
bouche de marchands qui revenaient des foires, ou de maquerelles qui avaient
fait parler des voyageurs, que Robert apprenait les nouvelles de France.
À l’été 1332, Philippe VI avait
marié son fils Jean, duc de Normandie, à la fille du roi de Bohême, Bonne de
Luxembourg. « Voilà donc pourquoi Jean de Luxembourg m’a fait expulser de
chez son parent de Brabant, se disait Robert ; voilà de quel prix on a
payé ses services. » Les fêtes données pour ces noces, à Melun, avaient, à
ce qu’on racontait, dépassé en splendeur toute autre dans le passé.
Et Philippe VI avait profité de
ce grand rassemblement de princes et de noblesse pour faire coudre
solennellement la croix sur son manteau royal. Car la croisade, cette fois,
était décidée. Pierre de la Palud, patriarche de Jérusalem, l’avait prêchée à
Melun, tirant les larmes aux six mille invités de la noce, dont dix-huit cents
chevaliers d’Allemagne. L’évêque Pierre Roger la prêchait à Rouen dont il
venait de recevoir le diocèse, après ceux d’Arras et de Sens. Le passage
général était décidé pour le printemps 1334. On hâtait la construction d’une
grande flotte dans les ports de Provence, à Marseille, à Aigues-Mortes. Et déjà
l’évêque Marigny voguait, chargé d’aller porter défi au Soudan d’Egypte !
Mais si les rois de Bohême, de
Navarre, de Majorque, d’Aragon, qui vivaient à la table de Philippe, si les
ducs, comtes et grands barons, ainsi qu’une certaine chevalerie éprise
d’aventure, avaient suivi avec
Weitere Kostenlose Bücher