Le Lis et le Lion
ce moment énumérées, se fût compromis avec des gens
d’aussi méchante espèce ?
Au rang des pairs laïques, on voyait
siéger pour la première fois l’héritier du trône, le prince Jean, anormalement
grand pour ses treize ans, enfant au regard sombre et lourd, au menton trop long,
et que son père venait de créer duc de Normandie.
À la suite du jeune prince se
trouvaient le comte d’Alençon, frère du roi, les ducs de Bourbon et de
Bretagne, le comte de Flandre, le comte d’Étampes. Il y avait deux tabourets
vides : celui du duc de Bourgogne, qui ne pouvait siéger étant partie dans
le procès, et celui du roi d’Angleterre, lequel ne s’était même pas fait
représenter.
Parmi les pairs ecclésiastiques on
reconnaissait Monseigneur Jean de Marigny, comte-évêque de Beauvais, et
Guillaume de Trye, duc-archevêque de Reims.
Pour donner plus de solennité à ce
lit de justice, le roi y avait convoqué les archevêques de Sens et d’Aix, les
évêques d’Arras, d’Autun, de Blois, de Forez, de Vendôme, le duc de Lorraine,
le comte Guillaume de Hainaut et son frère Jean, et tous les grands officiers
de la couronne : le connétable, les deux maréchaux, Miles de Noyers, les
sires de Châtillon, de Soyecourt, de Garencières qui étaient du Conseil étroit,
et bien d’autres encore, assis en retour de l’estrade, le long des murs de la
grand-salle du Louvre où se tenait l’audience.
À même le sol, les jambes repliées
sur des carreaux d’étoffe, étaient entassés les maîtres des requêtes et
conseillers au Parlement, les clercs de justice et ecclésiastiques de petit
rang.
Debout en face du roi, à six pas, le
procureur général, Simon de Bucy, entouré des commissaires d’enquête, lisait
depuis deux heures les feuillets de son réquisitoire, le plus long qu’il ait eu
à prononcer en toute sa carrière. Il avait dû reprendre tout l’historique de
l’affaire d’Artois dont l’origine remontait à la fin de l’autre siècle,
rappeler le premier procès de 1309, l’arrêt rendu par Philippe le Bel, la
rébellion armée de Robert contre Philippe le Long en 1316, le second jugement
de 1318, pour parvenir à la procédure présente, au faux serment d’Amiens, à
l’enquête, à la contre-enquête, aux innombrables dépositions recueillies, aux
subornations de témoins, à la fabrication des faux, aux arrestations de
complices.
Tous ces faits mis en lumière l’un
après l’autre, expliqués et commentés dans leur enchaînement, leur engrenage
compliqué, constituaient non seulement l’un des plus grands procès de droit
privé, et maintenant de droit criminel, jamais plaidé, mais encore
intéressaient directement l’histoire du royaume sur une période d’un quart de
siècle. L’assistance était à la fois fascinée et stupéfaite, stupéfaite par les
révélations du procureur, fascinée parce qu’elle découvrait la vie secrète du
grand baron devant lequel hier tous tremblaient encore, dont chacun cherchait à
devenir l’ami, et qui avait si longtemps décidé de toute chose en la nation de
France ! La dénonciation des scandales de la tour de Nesle,
l’emprisonnement de Marguerite de Bourgogne, l’annulation du mariage de
Charles IV, la guerre d’Aquitaine, le renoncement à la croisade, le
soutien donné à Isabelle d’Angleterre, l’élection de Philippe VI, Robert
avait été l’âme de tout cela, créant l’événement ou le dirigeant, mais toujours
mû par une seule pensée, un seul intérêt : l’Artois, l’héritage
d’Artois !
Combien étaient-ils, parmi les
présents, qui devaient leur titre, leur fonction, leur fortune à ce parjure, ce
faussaire, ce criminel… à commencer par le roi lui-même !
La place de l’accusé était
symboliquement occupée dans le prétoire par deux sergents d’armes soutenant un
grand panonceau de soie où figurait l’écu de Robert, « semé de France, au
lambel de quatre pendants de gueules, chaque pendant chargé des trois châteaux
d’or ».
Et chaque fois que le procureur
prononçait le nom de Robert, il se tournait vers le panonceau comme s’il
désignait la personne.
Il en est arrivé à la fuite du comte
d’Artois :
— « Nonobstant que
l’ajournement lui ait été régulièrement signifié par maître Jean Loncle, garde
de la baillie de Gisors, en ses demeures ordinaires, ledit Robert d’Artois,
comte de Beaumont, a fait défaut devant notre Sire le roi et sa chambre
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