Le lit d'Aliénor
têtes et demandera pourquoi. Pourquoi avons-nous laissé s’abattre les démons sur nos vies ? Il se tournera vers son père et mourra une deuxième fois. Car je vous le dis, mes frères, si nous abandonnons nos reliques aux Turcs, plus rien ne les arrêtera. Demain, ils seront aux portes de France comme aujourd’hui aux portes d’Édesse. Ce que vous redoutez ce jourd’hui vous engloutira dans une mare d’un sang plus rouge que celui de cette croix qu’il nous faut porter. Allons, debout, mes frères ! Relevons-nous dans l’amour du Christ !
Sans autre forme de procès, Bernard de Clairvaux accrocha une croix de tissu sur le moignon du vieillard. Aussitôt, ce fut la cohue. Chacun voulut de même. Les abbés de Clairvaux ordonnèrent quatre files. Dans d’immenses paniers se trouvaient des croix qui furent distribuées aux nouveaux soldats de Dieu. Lorsqu’il n’y en eut plus, on tailla dans les bannières des seigneurs et de l’abbaye, et dans la chlamyde de Bernard de Clairvaux qui ne garda sur lui que sa bure.
Un chant de joie et d’allégresse roulait dans un alléluia sur les flancs de la colline, et les voix se répondaient, décalées en écho dans la fine brise.
Jamais encore on n’avait vu les cœurs aussi légers. Le vieillard semblait écrasé par la main du saint homme, et je ne parvenais à détacher mes yeux de son œil unique dans lequel se lisait une lueur de panique.
Lorsque enfin Bernard de Clairvaux le débarrassa de son joug, il prit le chemin qui conduisait aux portes de la ville, la tête basse. Il jeta un dernier regard sur cette effervescence puis, d’une poigne solide, arracha la croix piquée sur son épaule et la regarda s’envoler sans le moindre remords.
On apprit quelques heures plus tard qu’il avait été retrouvé mort dans un fossé. Une colée lui avait traversé l’échine de part en part.
– Damoiselle de Campan ! Quel bonheur de vous voir de nouveau en nos murs.
Le roi s’avança en souriant pour accueillir la jeune femme. Revenue la veille de sa mission qui l’avait éloignée quelques mois, Béatrice n’avait pu résister à l’envie de rendre hommage au roi. Son besoin de le voir la tenait tout entière depuis qu’elle avait franchi le Châtelet.
Elle s’inclina en une profonde révérence. Elle avait la part belle, Aliénor était en visite à Poitiers où elle prêchait pour la croisade.
– Vous aurais-je manqué, Sire ? demanda la belle avec impertinence Louis n’y vit pourtant aucune malice et répondit de même :
– Vous le savez bien, fidèle amie.
Arrondissant son bras, il l’invita pour la promenade. Béatrice poussa un soupir de bonheur en posant sa main sur le coude de son souverain.
Les jardins du palais étaient verdoyants, les arbres s’ornaient de fruits aux parfums délicats.
– L’effervescence gagne tout le pays, annonça Louis, et je ne puis m’empêcher de penser avec émotion à notre armée brandissant l’oriflamme aux portes d’Edesse.
– On raconte que les Turcs sont d’une cruauté extrême, messire. J’ai crainte pour Votre Majesté.
– J’ai la main du Seigneur sur mon cœur, Béatrice. Il en sera fait selon Sa volonté, je n’ai pas peur pour le misérable pécheur que je suis.
Il marqua un temps de pause, puis saisit les deux mains de la jeune femme et lui fit face, l’air grave.
– Mais vous, chère enfant. L’abbé Suger m’a confié votre décision et j’en tremble encore. Il y a moult façons de servir Dieu. Je m’obstine à penser que votre place est ici et non sous la menace de dangers dont je n’ose imaginer qu’ils vous emportent.
Béatrice se sentit gagner par un bonheur indicible. Ainsi, Louis craignait pour elle. Il l’aimait donc.
– Où sera mon roi, je serai, murmura-t-elle.
– Folie, répondit le roi sans lâcher ni les yeux ni les mains de la dame.
– Alors, nous sommes tous fous, sire. Je ne serai pas la seule à me battre au nom de Dieu.
Louis soupira. Tenant toujours en la sienne la main blanche et menue de Béatrice, il l’entraîna vers un pommier superbe au tronc duquel était accolé un banc de pierre. Tandis qu’il écartait une branche basse pour lui faire un passage, il poursuivit en confidence :
– Il est du rôle de la reine d’accompagner son époux dans pareille entreprise. Rien ne vous oblige à faire de même.
– Au contraire, Majesté.
Ils étaient à présent devant le banc, Béatrice se tourna vers le roi, les
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