Le lit d'Aliénor
Et si la réponse était ailleurs, bien au-delà de la mascarade, dans cette force même qui nous pousse impitoyablement à vivre ? Non, je n’avais pas de réponse. Mais Bernard de Clairvaux illuminait d’une aura surnaturelle ce jour de Pâques de l’an de grâce 1146…
Il parla, et sa voix descendit au plus profond des ornières de la vallée :
– Mes frères ! Allons-nous aujourd’hui lever nos regards impuissants vers le ciel et refermer nos bras sur des prières tandis que l’on massacre des chrétiens et réduit à l’esclavage les défenseurs du Christ ? Allons-nous attendre que Jérusalem soit mise à sac et son jeune roi Baudouin III piqué aux pointes des lances ? Allons-nous laisser incendier des églises et brûler des images saintes ? Non ! Non, mes frères, car nous sommes les humbles serviteurs de Dieu et qu’il réclame notre foi comme délivrance ! Les chevaliers du Christ que nous sommes doivent lever l’épée pour combattre, avec la croix comme bannière. Levons-nous, mes frères, levons-nous et marchons sur l’infidèle, allons de ce pas solide et sûr qui délivrera nos âmes et amendera nos péchés ; allons reprendre pour Dieu et par Dieu ces villes, pour leur salut.
Un murmure parcourut l’assistance, tandis que la voix de Louis s’élevait à son tour :
– Qu’on me donne la croix et je la porterai dans mon sang !
– Que l’on me donne la croix, repartit Aliénor dans un même élan.
– Que l’on m’en donne aussi !
– Palsendiou, j’en suis de même !
– Et moi avec !
– Nous n’en ferons qu’une bouchée !
– Qu’elle soit gravée au fer rouge sur ma poitrine !
Les cris fusaient, les exclamations de la foule répondaient à présent à celles du roi et de la reine, se répandant comme une traînée de poussière.
C’est alors qu’il vint.
– Attendez, frères !
L’homme était petit, usé, vieux, mais sa voix portait loin. Il lui manquait un bras et son œil gauche n’était plus qu’une orbite creuse. Il brandit un bâton et se ploya devant les époux royaux, faisant face à la foule, qu’il harangua à son tour :
– Votre jeunesse vous égare ! Vous voulez vous battre contre les ennemis du Christ, mais vous ne savez rien de ce qui se passe là-bas ! Regardez-moi. J’en étais, de cette première expédition en Terre sainte !
Un silence de mort s’abattit sur l’assemblée.
– J’ai été pris aux portes d’Edesse et torturé, mais cela n’était rien parce que j’avais la foi. Ils m’ont arraché l’œil, et l’un d’entre eux, un géant au poil dru, l’a gobé en ricanant. Mais cela n’était rien parce que j’avais la foi. Ils ont décimé notre armée, affaibli nos espérances, violé nos compagnes, mais cela encore n’était rien car nous avions la foi. Nous sommes rentrés au terme de longues années de guerre, abandonnant plus des deux tiers d’entre nous dans des mares de sang, espérant trouver au pays ceux que nous y avions laissés. Mais là, malgré notre foi et notre repentir, il n’y avait plus rien ! Pendant notre absence, nos terres avaient été pillées, nos châteaux assiégés, nos gens massacrés au profit de ceux qui étaient restés. Voilà ce qu’il adviendra encore, et encore et encore, car il n’est que folie et massacre sur notre route.
– Faites-le taire !
– Non, il a raison ! Qui défendra nos terres ?
Le ton monta soudain. Bernard de Clairvaux leva une main au ciel et de nouveau le silence se fit ; le vieillard le regardait, sans rancune, mais avec l’assurance de ceux qui savent et n’attendent plus rien.
– Frères, tonna l’abbé de Clairvaux, ce qu’a dit cet homme est vrai !
Un frisson parcourut l’assistance, mais le saint homme ne laissa pas le temps à de nouvelles polémiques. Il apostropha le vieillard :
– Viens à mes côtés, mon fils.
Surpris par cette force sereine, le vieillard s’approcha et prit place sur la tribune. Bernard de Clairvaux posa une main sur l’épaule restante et poursuivit, s’adressant à la foule qui levait un nez hésitant vers la scène :
– Oui, c’est vrai et bien pire encore, car les ennemis du Seigneur n’ont aucune morale, aucun autre désir qu’écraser la chrétienté sous leur joug. Vous craignez pour vos terres et vos gens, qu’en sera-t-il si demain les Turcs prennent Jérusalem la Blanche ? Vaincu et humilié, bafoué sur sa croix, le Christ étendra sa main sur nos
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