Le lit d'Aliénor
malaise. Ce n’était pas la haine de Béatrice à mon encontre qui m’inquiétait ni la virulence de sa lame. C’était autre chose que je définissais mal. J’ignorais pourquoi ou pour qui, mais un voile de deuil m’oppressait les tempes. Sans aucune raison. Peut-être était-ce simplement le contrecoup ; une sorte de frayeur instinctive après la bataille qui brusquement fait comprendre ce à quoi l’on vient d’échapper. Car sans aucun doute, si le dosseret du banc n’avait arrêté la lame de la belle, elle m’aurait atteint le col. Denys n’avait pas jugé utile que nous portions des heaumes pour l’entraînement. Il n’avait pas pu ne pas voir cette colée fatale et s’en voulait sûrement. C’était la raison pour laquelle je l’avais rejoint dans la salle d’armes, comme je le faisais depuis quelque temps. Pour qu’il ne puisse penser que je lui reprochais une quelconque négligence.
Un soupir à fendre l’âme m’arracha à mes pensées. Denys continuait d’arpenter la pièce de long en large.
– Quand rejoins-tu Marjolaine ? demandai-je pour faire diversion.
Je savais qu’il ne passerait pas l’occasion de me parler de son aimée. Marjolaine devait enfanter bientôt et le temps pressait à Denys de la revoir. La pauvrette devait impérativement garder la couche depuis quelques mois déjà. Elle était demeurée dans leurs domaines tandis que, retenu par un départ proche autant que par sa fonction, Denys se morfondait à Paris, loin d’elle.
– Je partirai sous huitaine. Je regrette que son état l’ait empêchée de me retrouver ici. Elle me manque, soupira-t-il.
– Certes, mais avant longtemps, tu étreindras ton épouse et ce beau garçon dont tu es déjà si fier. À moins que le sort n’en fasse une fille, ajoutai-je, malicieuse, en passant une main tendre dans ses boucles.
Je les aimais tant l’un et l’autre ! Savoir Marjolaine fatiguée au point de ne pouvoir se lever m’attristait et m’inquiétait aussi. Ce voile de deuil… Non ! Je secouai la tête, déterminée. C’était simplement le contrecoup !
– Je ne peux être auprès de vous deux en même temps, se lamenta Denys.
– Je te promets d’être prudente, dès lors que tu ne seras plus dans les parages. Béatrice ne peut rien contre moi, Denys.
J’eus un instant envie de lui dire que l’on me protégerait au moins jusqu’à ce que j’aie donné une descendante à ma race, mais je m’abstins. Si Denys était au fait de bien des choses, il y en avait que je devais taire.
Je posai un affectueux baiser sur sa joue.
– Cesse de t’inquiéter. Promets-le-moi, mon ami.
– Pour tes beaux yeux, oui, je promets ! Toutefois, je ferai en sorte que les prochains exercices te mesurent à d’autres dames ; elles méritent quelques frayeurs. J’ignorais que tu étais capable d’autant d’adresse… pour une femme, ajouta-t-il d’un ton faussement condescendant.
Je frappai un poing boudeur sur son torse :
– Gausse-toi donc, maraud ! Et sur qui ai-je pris exemple pour ce faire, si ce n’est sur toi ?
– Vraiment, se moqua-t-il, j’ignorais présenter autant de prestance féminine.
– Attends un peu !
Je sautai sur le côté et m’emparai d’une épée sur la table.
– En garde, messire ! Vous me rendrez réparation pour vos railleries.
– Pitié, noble dame ! J’ai bien trop peur de servir de gibier à votre adresse.
Je pointai par jeu la lame en avant, l’air féroce, mais, avant même que j’eusse pu réaliser ce qui se passait, Denys m’avait désarmée. Se glissant derrière moi, il avait exercé une pression savante à hauteur de mon poignet qui m’avait fait lâcher le fer.
– Bigre ! commentai-je. Voici encore une chose qu’il te reste à m’apprendre.
– Cela attendra, damoiselle de Grimwald.
Nous nous retournâmes de concert vers la porte au fond de la salle. Aliénor, que nous n’avions pas entendue, venait d’entrer dans la pièce, l’air furibond. Denys s’avança pour lui prendre la main et la conduire devant moi, mais elle l’apostropha amèrement :
– Est-ce ainsi ce que vous apprenez à mes dames de compagnie, messire de Châtellerault, à se frotter museau comme de vulgaires ribaudes !
Et elle le planta sur place. Dans son dos, Denys me fit un geste qui signifiait son impuissance et ses regrets face à la déferlante.
Je ramassai la lame tombée à terre et la posai avec les autres sur la longue
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