Le lit d'Aliénor
ses soldats ne nous dérangerait, et je l’invitai, à présent que l’orage était passé, à convaincre la reine de profiter de ses enseignements. Quelques minutes plus tard, nous devisions tous trois comme de vieux amis, en attendant que la frimousse apaisée d’Aliénor reprenne son teint sublime et fasse taire tout commentaire.
C’est ainsi que la relève, surprise, nous trouva occupés à graisser d’un même élan les armes de nos compagnes pour l’exercice du lendemain.
18
Nous abordions avril sous un ciel chargé de nuages bas qui crevaient par giboulées cinglantes et froides, achevant de dépouiller de leurs fleurs les mimosas tardifs.
Les grands du royaume ne restèrent que quelques jours dans l’île de la Cité. Les crédits passaient dans l’armement, et Louis ne tenait pas à dépenser en réceptions inutiles. Occupée à seconder Denys, j’avais eu peu l’occasion de les voir, si ce n’était aux quelques repas où le roi les conviait mais qui manquaient d’apparat. L’esprit était à la spiritualité, non à la débauche. Leurs avis pendant cette période avaient permis de donner à l’itinéraire de la croisade un tracé qui satisfaisait tout le monde ou presque, et de récents courriers en provenance de Constantinople assuraient aux armées française et allemande le soutien, le ravitaillement et les guides qu’ils demandaient. Le basileus Manuel Comnène semblait des plus engageants. Les féaux du roi n’avaient désormais guère de raison de séjourner à Paris, d’autant que leurs propres affaires les appelaient chez eux. Il fut convenu qu’ils se rejoindraient pour le grand départ, maintenu pour la Pentecôte.
Avant qu’ils ne partent, Geoffroi d’Anjou demanda une audience privée au roi, qui lui fut accordée sans difficulté. Nul ne sut quel fut l’objet de l’entretien, mais il quitta le palais la figure rouge et l’œil noir, signe que cela ne s’était pas passé au mieux avec Louis.
Je n’avais fait que le croiser et échanger avec lui quelques banalités. J’aurais voulu en apprendre davantage sur Henri, sur dame Mathilde, mais, nous sachant l’un et l’autre épiés par nos ennemis, nous évitâmes de nous montrer trop complices. Il ne vint pas me saluer lors de son départ. J’en fus peinée sur le moment, puis, rendue à l’évidence que c’était en effet la chose la plus sensée à faire, je me consacrai tout entière à notre entraînement. Les autres invités du roi suivirent le comte d’Anjou de quelques encolures, laissant Louis d’excellente humeur. Suger, qui devait rester en France pour gérer les affaires du royaume en notre absence, s’activait à tout mettre en ordre avant le grand départ, tout en entretenant avec Bernard de Clairvaux une étroite correspondance. Par son intermédiaire, le roi apprit que le pape viendrait en personne bénir les armées à l’heure où elles s’ébranleraient vers l’Orient.
Avec le départ des vassaux, Aliénor, qui avait fait sa part de besogne, vint nous rejoindre tous les matins sitôt après tierce. Il ne lui fallut que deux jours pour apprendre à se servir d’une épée et d’une lance aussi bien que nombre de ses dames, tant elle avait mis un point d’honneur à rattraper son retard. Comme Denys l’avait promis, le sort ne me désigna plus Béatrice comme adversaire, laquelle fut bien obligée de laisser retomber sa fougue pour ne point blesser une autre donzelle.
L’après-midi se passait à se détendre dans les jardins, entre deux averses, ou dans la grande salle où nous tissions et brodions avec le même enthousiasme les gonfanons à la fleur de lys. Denys pour sa part retournait dans la Cité où il logeait, trouvant peu à son goût la chambrée commune que les gardes de Sa Majesté partageaient. Il avait hérité de la reine une petite échoppe, dans une rue tout près de Sainte-Geneviève, en remerciement de ses bons offices, dans un temps où il était souhaitable qu’on ne les vît point ensemble au palais. La reine lui avait laissé cet avantage, disant qu’ainsi il pouvait savoir ce qui se passait hors des murs de l’enceinte.
Cela devenait indiscutablement utile. L’agitation qui régnait n’était pas loin du désordre, et il fallait veiller à endiguer les débordements. Paris vibrait d’une âme chevaleresque. Tous, du plus petit au plus grand, se sentaient concernés par cette croisade.
Outre les maréchaux-ferrants, les tanneurs, les forgerons,
Weitere Kostenlose Bücher