Le lit d'Aliénor
table.
– Bonsoir, Votre Majesté, dis-je d’un ton détaché en lui faisant face.
Elle avait les poings serrés. Je devinai que derrière sa colère se cachait la peur de ce tantôt. Lorsque Aliénor était mal, elle devenait odieuse.
– Vous amuse-t-il donc de vous donner en spectacle ? me lança-t-elle.
Denys s’adossa mollement à un pilier et, croisant les mains sur sa poitrine, me lança un sourire amusé. Je le maudis intérieurement de me laisser me dépêtrer de cette situation que je détestais. Je préférai la feinte à l’attaque pour mieux crever l’abcès :
– Je vous demande le pardon, Votre Majesté. Cela n’était qu’un exercice destiné à nous aguerrir, comme les preux serviteurs du Seigneur que nous sommes, contre la flamme de l’enfer vers lequel nous allons. J’ignorais que Votre Majesté pouvait en prendre ombrage.
Comme je l’avais espéré, au lieu de s’adoucir, Aliénor entra en rage :
– Cesse de te moquer de moi, Loanna ! Cesse de me donner du « Votre Majesté », et toi (elle pointa un doigt incendiaire vers Denys qui se retenait à grand-peine de rire), si tu oses encore ricaner dans mon dos, je te fais fouetter jusqu’au sang ! Mais enfin quelqu’un va-t-il me rendre le respect qu’on me doit dans cette maisonnée ?
Sur ce, elle éclata en sanglots, les bras ballants, comme vidée de ses forces. Je m’approchai et la pris contre moi doucement. Denys n’osait plus bouger, ne sachant que faire, dépassé par la tournure des événements.
– Va donc nous chercher de l’alcool de sauge dans le placard que tu sais, et veille à ce qu’aucun des gardes ne revienne.
Denys hocha la tête et disparut. Il ne fallait pas qu’un soldat puisse voir Aliénor ainsi vulnérable. Cela fait, je pris le menton tremblant entre mes doigts et posai de petits baisers sur ses lèvres. Entre deux hoquets, elle murmura, les yeux noyés :
– J’ai eu si peur ! J’ai cru que vous vous battiez vraiment, tu comprends. Il y avait ce sang sur ton épaule, et elle avait l’air terrible. Jamais je ne l’avais vue ainsi, jamais.
Je l’obligeai à s’asseoir sur un banc et lui tendis mon mouchoir.
– Ce n’était qu’un exercice, Aliénor. Rien de plus, je te l’assure.
Il est bon que l’on se trouve en situation. Sans quoi nous serons de la chair facile pour les infidèles et une charge pour l’armée. Nous ne partons pas en Terre sainte pour jouir du paysage, mais pour répandre le sang de nos ennemis. La liberté est à ce prix. Tu le sais. Tu dois accepter de risquer de me perdre comme une loi de Dieu.
– J’en mourrai, murmura-t-elle.
– Tu mourras plus sûrement de la main d’un de ces redoutables Turcs, si tu refuses de te préparer à nos côtés. Les échauffourées contre tes vassaux n’étaient rien, Aliénor. Là-bas, il ne nous faudra compter que sur nous-mêmes.
– Tu penses donc que je devrais moi aussi venir à ces entraînements ?
– Plus que jamais, ma reine. Vois ce que deviennent tes amies. Elles se pâmaient hier pour une peccadille, elles osent aujourd’hui affronter leur peur. Louis a raison. L’Orient n’a que faire des couards.
Aliénor sourit à travers ses larmes et moucha une nouvelle fois son nez rouge. Elle demanda encore :
– Comment autant de beauté peut-elle cacher autant de haine ?
Je compris qu’elle parlait de Béatrice. Chacun ce tantôt avait pu voir sous un jour nouveau son âme que je savais sournoise et malveillante. Je mentis pourtant :
– Nous en avons tous. Et c’est en elle que nous puiserons la victoire.
Aliénor me regarda, l’œil vague.
– Bernard de Clairvaux parlait d’amour.
– Pour nos saintes reliques, sans doute. Pas pour ces païens que l’on ne peut évangéliser qu’en les passant par l’épée, murmurai-je à contrecœur en songeant, amère, aux druides et à mes ancêtres massacrés pour les mêmes raisons. Pardonne-moi de ne pas concevoir cette vindicte dans les mêmes termes que Bernard de Clairvaux.
– Tu ne l’aimes pas, n’est-ce pas ? demanda-t-elle, un sourire navré tirant ses joues mouillées.
– Bien sûr que si, la rassurai-je, mais, comme toi, je n’approuve pas certaines pratiques de l’Église. Voici Denys !
Profitant de ce qu’il revenait avec la liqueur que j’avais réclamée, je me levai et allai à sa rencontre. L’heure était mal choisie pour débattre de ces questions.
Denys m’assura à mi-voix qu’aucun de
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