Le lit d'Aliénor
éternel printemps.
Avant mon départ, Geoffroi le Bel m’avait offert une superbe pouliche blanche que j’avais appelée Granoë. Elle m’avait accompagnée en ce lieu où, recluse du monde, j’achevais mon apprentissage. Les années passant, mon corps de fillette malingre s’était transformé en des courbes souples, fines tel un jonc ; lors ma silhouette de sylphide chevauchant Granoë, à l’aube, faisait se signer d’effroi les bûcherons auxquels j’apparaissais dans la brume comme un fantôme. La forêt de Merlin avait ses légendes. Personne n’osait plus s’aventurer dans les bois de peur de rencontrer une âme aux cheveux de lumière, me laissant ainsi toute intimité et liberté d’agir selon mes désirs.
Avant que je quitte mère et ma paisible vie à Angers, j’avais remarqué un changement dans le comportement de Geoffroi le Bel à mon égard. Il recherchait un contact plus charnel, et je devais souvent m’esquiver d’une boutade. Son intérêt grandissant s’était affirmé de jour en jour, et je sentais peser son regard sur mon corps telle une brûlure. Il n’était pas le seul. Le fils de Benoît le meunier, à peine plus âgé que moi, me poursuivait de ses assiduités. Lorsque mère m’avait annoncé qu’il était pour moi temps de me retirer à Brocéliande, j’avais poussé un soupir de soulagement, car je savais qu’aucun au château n’oserait profaner ce lieu de légende.
Il faisait doux. Si doux que l’on aurait pu se croire aux portes de l’été. Je déroulai soigneusement la coiffe qui retenait prisonnière ma longue chevelure. Elle cascada sur mes seins dans une caresse soyeuse. Chaque matin, je me glissais nue dans l’eau bienfaisante de la source de Baranton où Merlin faisait autrefois ses incantations. Sa fraîcheur était vivifiante, et l’extrême richesse des minéraux qui lui traçaient un chemin dans le roc, unique. Je m’abandonnai à ma baignade, laissant mes pensées courir sur le visage rond et joufflu du petit Henri. Il me manquait un peu.
Je me demandais comment Bernaude pouvait bien faire, à présent que je n’étais plus là, pour contenir les caprices de ce petit monstre. Il était caractériel au possible, d’une ardeur et d’une détermination hors du commun. J’étais la seule à parvenir à l’apaiser, la seule qu’il écoutait, et avec laquelle il se montrait attentif et réservé. Sa nourrice comme sa mère ne pouvaient rien en tirer. Moi, je lui racontais des histoires de magiciennes et de dragons, de chevaliers et de princesses, de lutins et d’elfes, je lui enseignais les secrets de la terre et des cieux, et le respect que l’on doit aux choses vivantes. Somme toute, ces leçons élémentaires que le frère Briscaut ne lui inculquerait jamais. A ses yeux, j’étais donc d’un grand mérite, et l’admiration qu’il me portait accentuait mon pouvoir sur ses humeurs.
Peu à peu, autour de moi, le brouillard levait son voile, dénudant la forêt de son mystérieux habit. Ce jour était différent des autres. La source chantait autrement que d’ordinaire, comme si sa mélodie sentait la sérénité qui m’avait gagné l’âme et le cœur. Je savais qu’au matin Mathilde et Geoffroi étaient partis pour l’Aquitaine rencontrer le père d’Aliénor. Aujourd’hui, le premier pas vers demain était suspendu au vouloir du duc Guillaume.
Je me levai pour laisser l’eau glisser le long de mes cuisses. Il était temps de communier avec les énergies créatrices. Je m’allongeai sur le dolmen qui faisait face au bassin, puis laissai venir en moi l’incantation première.
Les hauts murs voûtés du corridor semblaient vibrer dans le silence obscur. Il était rare qu’une stature aussi masculine s’avançât vers le logis de la grande abbesse de l’abbaye de Fontevrault.
Le visage et le col dissimulés dans un long mantel de samit, le duc d’Aquitaine suivait, songeur, la flamme vascillante de la bougie que frère Thibault tenait d’une main mal assurée.
— C’est ici, messire. On vous attend, dit-il en s’arrêtant devant une lourde porte de bois.
Guillaume se demandait ce que pouvait bien lui vouloir la grande abbesse, en cette fin février 1137. Il répugnait à confier sa fille Aliénor à sa protection, même s’il se rendait compte que le chagrin qu’il éprouvait depuis la mort de son épouse lui avait ôté l’envie et le goût des réalités et des gens. Pour l’heure, il songeait à partir
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