Le lit d'Aliénor
voix à celle de mes compagnes, j’entonnai le long chant du départ, le cœur gonflé de certitude et de paix.
Nous étions au beau milieu de la Hongrie, et Louis commençait à se mordre les doigts d’une lacune dans ses plans : lors de la première croisade, les Francs avaient eu soin de se frayer plusieurs itinéraires pour ne point être gênés par le ravitaillement. Or, Conrad, l’empereur d’Allemagne, parti quelques semaines avant nous, nous précédait sur la même route et l’on ne trouvait pour se nourrir que ce que son armée avait laissé et que les habitants marchandaient à prix d’or.
Louis rejetait la faute sur le grand nombre des parasites qui encombraient la suite de la reine, mais cela ne servait à rien. Force lui était de reconnaître qu’il avait commis une erreur. De fait, l’enthousiasme du départ avait cédé la place à une fort mauvaise humeur dans les rangs. Pour comble, les vassaux aquitains soutenaient leur duchesse et rejetaient sur lui toute la responsabilité de cette carence.
Geoffroi de Rançon, le seigneur de Taillebourg, s’était opposé à lui la veille. Ils étaient quelques-uns, et non des moindres, à avoir soutenu le projet de partir par la mer lors de la première assemblée à Étampes, acceptant par là l’offre généreuse de Roger de Sicile qui invitait les croisés à relâcher chez lui. Louis leur avait alors répliqué que celui-là était un fourbe, un « Normand », qui voulait exploiter cette alliance dans un but politique non avouable : La proposition avait été écartée après nombre de débats houleux au cours desquels, justement, Geoffroi de Rançon avait souligné le risque de mauvais ravitaillement. L’Aquitain avait ce jourd’hui la part belle ! Et, s’il n’appréciait pas plus que ses compagnons le luxe qui entourait les proches de la reine, il ne pouvait admettre que le roi rejette sur elle une erreur prévisible.
Pour l’heure, commis à l’approvisionnement de l’avant-garde, Geoffroi de Rançon ruminait devant une étable proche du campement des Francs. Quelques vaches dans l’enclos voisin levaient sur lui un œil brumeux, peu habituées sans doute à ces mantels de voyage qui couvraient les cottes de mailles. Plusieurs de ses compagnons, familiers du vocable local, négociaient fort cher des vivres à l’intérieur de l’édifice. La discussion se prolongeait, comme chaque jour depuis trois semaines. Geoffroi en avait assez. Il devait parler à la reine ! D’un pas vif, il pénétra sous la bâtisse et signifia à ses compagnons d’accepter la dernière offre. Tant pis pour les finances royales ! Il savait ne pouvoir de toute façon marchander beaucoup plus.
Plantant là ses amis chargés des derniers détails, il se dirigea pesamment vers le campement et s’approcha du feu gigantesque au-dessus duquel tournait un mouton entier. Assises sur un tapis épais posé à même le sol, la reine et ses dames suivaient d’un regard las les mouvements de la broche tout en se berçant des voix des troubadours qui se relayaient auprès d’elles.
Geoffroi de Rançon s’installa non loin, à côté d’Uc de Lusignan qu’il appréciait et qui, tout en graissant la lame de son épée, se réjouissait des chansons de Jaufré Rudel.
– Tu as mauvaise mine, mon ami, constata Uc.
– Nous nous faisons plumer comme de vulgaires poulets, maugréa Geoffroi.
– Qu’en pense le roi ? demanda Uc, qui trouvait lui aussi que les villageois abusaient largement de leur avantage, mais préférait éviter de sombrer dans la querelle.
– Il tempête, mais non contre Conrad et son armée ! Contre ça !
Il désigna d’un mouvement de menton l’attroupement des dames et ajouta d’un ton amer :
– Il n’a pas seulement adressé un bonjour à notre dame Aliénor depuis notre départ. Il rumine et, sitôt le bivouac établi, se retire dans sa tente pour y allumer des cierges et prier ! Bel exemple !
– C’est Dieu que nous allons chercher, Geoffroi !
– Certes ! Mais avec ça, mon bon ami ! Avec ça seulement !
Il passa un index sur le fil de la lame et y laissa une traînée de sang. Uc se contenta de sourire et de l’essuyer d’un revers de manche. Il savait que le sire de Taillebourg avait raison. Mais on ne changerait pas Louis. Du mélange du feu et de la glace ne pouvaient naître que des larmes.
Geoffroi suivait le fil de ses réflexions. Il ne voulait pas s’opposer à sa duchesse, mais
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