Le lit d'Aliénor
il lui peinait qu’elle portât la responsabilité de la mauvaise marche de leur aventure.
– Il faut lui parler, Uc ! Il n’est point trop tard pour que ces dames rebroussent chemin.
– Essaie toujours, fol que tu es, s’amusa Uc de Lusignan.
Geoffroi se leva en soufflant comme un bœuf et alla s’incliner devant la reine, lui murmurant quelques mots à l’oreille. Aliénor hocha le menton et lui tendit sa main gauche pour qu’il l’aide à se relever. D’un geste gracieux du poignet, elle l’invita à entrer sous sa tente.
Ils y restèrent un long moment, leurs voix étouffées par la mandore de Jaufré qui glissait ses accords en une plainte savoureuse. Il me regardait en souriant tendrement, et, à chacun de ses gestes sur le manche de bois, un frisson courait le long de mes reins.
Quelques minutes plus tard, Geoffroi de Rançon ressortit de la tente le front soucieux, suivi d’une Aliénor aussi gaie que précédemment, ce dont je conclus que leur échange avait laissé chacun sur ses positions. Je n’appris que plus tard qu’il avait tenté de la convaincre de faire rebrousser chemin à une partie non négligeable des chariots inutiles au combat. Son unique souci, disait-il, était d’épargner à sa duchesse de souffrir le mécontentement du roi, ce à quoi Aliénor avait répondu avec son insolence coutumière : « Grand bien lui fasse ! Plus il sera rageur, mieux il maniera l’épée ! »
Le même refrain se répéta chaque soir pendant une semaine. Et puis un matin, au sud de Vienne, on fut rejoint par une troupe d’hommes couverts de poussière. C’était Bernard de Ventadour, avec une vingtaine de compagnons, bateleurs pour la plupart, italiens pour beaucoup, qui demandaient à se joindre à l’équipage. Le roi fronça du sourcil, mais ne trouva rien à objecter. Tous étaient de noble famille et voulaient occire du Turc. En outre, l’un d’eux, un nommé Felipe Fordio, avait en poche un message de Sa Sainteté Eugène III en personne, qui recommandait sa lame agile et combative pour toute entreprise vouée à la Très Sainte Gloire du Seigneur.
Louis ne desserra pas les dents jusqu’à l’étape. Il avait surpris le coûta d’œil du troubadour vers la reine et l’avait vue rosir sous le soleil de juin. Il n’était pas difficile de comprendre que ces deux-là s’aimaient toujours. Il se jura d’y mettre bon ordre et de faire surveiller le pavillon de la reine afin qu’il n’abrite pas d’amours illicites dont, de nouveau, il serait la risée.
Aliénor s’indigna comme il se doit de trouver un garde devant ses tentures dès que le campement fut monté et se précipita chez son époux pour lui demander des comptes. Louis la toisa d’un regard noir :
– Je crains pour vous, Aliénor. N’est-ce point le rôle d’un époux de protéger sa femme ?
– Et quel danger craignez-vous, par tous les saints ? demanda Aliénor, comprenant qu’attaquer de front ne servirait à rien.
Louis avait l’âme d’un prêtre, certes, mais avec ce regard-là, il était capable de tout.
– On rapporte que certains soudards avinés ont violé des dames de petite noblesse dans leur bivouac et ce, pas plus tard qu’il y a trois lunes. Je ne saurais tolérer qu’un pareil forfait vous atteigne.
Aliénor avait reçu elle-même la plainte de ces damoiselles qui, du reste, n’auraient rien trouvé à y redire si elles n’avaient fait l’objet d’une chanson de corps de garde dès le lendemain, qui n’épargnait rien des détails de leur résistance peu farouche. Il eût été de mauvais goût de minimiser l’incident auprès du roi, déjà agacé par ces mouvements de jupons dans le campement.
Elle se contenta donc de le remercier de sa présence d’esprit et s’inclina en une profonde révérence, qui exposa son décolleté avantageux. Piqué aux sens par la jalousie que lui inspirait la présence de l’ancien amant de la reine, il sentit une ardeur violente lui brûler les cuisses.
– Je serais rassuré, ma dame, si cette nuit vous dormiez à mes côtés.
Aliénor marqua un temps de surprise en redressant la tête. Ce n’était pas ainsi qu’elle avait imaginé ses retrouvailles avec Bernard.
Elle objecta :
– Sire, cela fait si longtemps…
– Raison de plus pour me montrer votre attachement.
Le roi affichait un petit sourire cruel qu’elle n’aima pas. Pourtant, elle lui sourit et murmura avant de sortir :
– Votre Majesté
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