Le lit d'Aliénor
symbolisait l’Église en tout lieu. Pour montrer sa supériorité, elle se plaça à gauche du roi et, sans seulement accuser une grimace qui eût pu trahir sa douleur, elle le toisa d’un de ces regards hautains dont elle savait jouer. Louis blanchit comme un linceul. Je me demandai un instant lequel des deux était véritablement la victime.
Les problèmes de ravitaillement se poursuivirent jusqu’en Bosnie. Chaque fois le même rituel se répétait : l’armée de Conrad avait épuisé les vivres des habitants, et il fallait marchander à prix d’or pour obtenir de maigres rations. Geoffroi de Rançon et quelques autres seigneurs proposèrent de modifier l’itinéraire plus en amont afin de mieux réorganiser leurs ressources, mais Louis s’y opposa, s’entêtant dans sa version : si l’on manquait de nourriture, c’était la faute de toutes ces bouches supplémentaires et inutiles, non aux Allemands ! « Que chacun et chacune en assume les conséquences ! » ajouta-t-il à la volée, se réjouissant des plaintes de jour en jour plus fréquentes que recevait la reine. De plus, même s’il présentait des inconvénients, ce tracé avait été établi avec l’accord de Conrad et des dirigeants des royaumes traversés. Les villes avaient été averties du passage des croisés et étaient préparées. Débarquer dans quelque endroit à l’improviste risquait d’être interprété comme un acte de pillage et de compromettre la bonne entente avec nos alliés. On ne changea donc rien.
Louis persista aussi dans sa surveillance. Chaque soir, un garde se plaçait devant la tente d’Aliénor avec ordre de ne laisser entrer quiconque. Bernard de Ventadour logeait avec ses comparses et nous-mêmes dormions à plusieurs dans la même tente. Seuls la reine et le roi avaient chacun leur bivouac. Quelques jours après l’incident, Louis s’annonça au pied de la paillasse de la reine. Aliénor, qui venait de s’y étendre, se mit à trembler. Son dos gardait encore de fines traces bleutées qui lui faisaient mal suivant ses mouvements. Mais Louis était calme :
– Ma mie, murmura-t-il, faisons la paix de Dieu, voulez-vous ?
Malgré le dégoût qu’il lui inspirait désormais, elle opina du menton, craintive.
Louis releva les couvertures et s’y glissa tout habillé. Il ne la toucha pas cette nuit-là, se contentant de sa présence, mais Aliénor ne put fermer l’œil tant elle craignait qu’un accès de folie ne le reprenne.
Le lendemain soir, elle avisa que le garde n’était pas à son poste. Elle songea un instant à faire quérir Bernard mais se méfia. Ce pouvait être une ruse du roi. En effet, il survint au milieu de la nuit. Il se dévêtit et chercha son ventre avec douceur. Aliénor réprima à grand-peine un haut-le-cœur lorsqu’il prit ses lèvres, mais se ressaisit aussitôt. Il était le roi et de surcroît son époux ! Elle se laissa aimer comme une de ces poupées de chiffon avec lesquelles jouait la petite Marie.
Dès lors, le roi fit transférer son prie-Dieu sous la tente de la reine et passa avec elle les nuits qui suivirent. Béatrice, qui avait espéré forcer sa porte au fil des jours, serra les dents avec colère.
Aliénor ne rêvait en ses nuits que d’une seule et même chose, cette cité de Constantinople qui se rapprochait tandis que nous traversions la Croatie, puis la Serbie, alourdissant à chaque halte la charge du voyage.
Dans les territoires du basileus Manuel Comnène, le roi avait pensé trouver meilleur approvisionnement, ce dernier l’ayant assuré de son soutien plein et entier, mais, là encore, il fallut se rendre à l’évidence : Conrad emportait tout sur son passage, et Louis força l’allure. Il lui tardait de découvrir la fraîcheur des jardins dont on décrivait la splendeur dans les récits des premiers croisés, mais aussi de rejoindre cet Allemand impétueux qui lui avait fraternellement promis son aide et le réduisait finalement à la mendicité. Il aurait deux mots à lui dire. Peu avant Andrinople, on dut laisser deux chariots trop lourdement chargés, qui brisèrent leur essieu sur une route caillouteuse. Louis décida que les réparer prendrait trop de temps et abandonna quelques tentes.
De trois par bivouac, nous nous retrouvâmes à cinq, ce qui augmentait la promiscuité et la chaleur. L’été et le début de l’automne s’étiraient en une canicule qui nous couvrait de poussière brûlante. La sécheresse
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