Le lit d'Aliénor
de ces fakirs dont nous savions l’existence par quelque récit, mais que nous n’avions jamais vus. L’homme marchait sur un lit de braise incandescente, puis se couchait sur des tasseaux de verre pilé, soulevant de petits cris d’horreur puis d’admiration chez mes compagnes. Pour ma part, habituée que j’étais à la magie et aux substances employées pour de pareils artifices, je conservais plutôt un œil sur le maître de céans qui me semblait autrement plus intéressant.
Tout charmeur qu’il était, Manuel Comnène ne me fascinait pas comme les autres dames. Derrière son œil à la paupière de velours, il y avait un autre personnage, que je sentais vil, fourbe et malsain, qui s’entourait de fioritures pour mieux cacher sa perversion. Dès ce premier soir je sus que je devais me tenir sur mes gardes. Il me faisait penser à cette mosaïque enchâssée sur un des murs de Sainte-Sophie : elle représentait Satan penché au-dessus d’une jouvencelle effrayée qui serrait entre ses bras un nouveau-né.
« On ne pactise pas avec le diable ! » songeai-je en souriant.
C’était pourtant ce que je me devais de faire.
Pour l’heure, il divertissait à merveille Aliénor, qui ne songeait plus à regarder le triste Bernard de Ventadour convié avec ses comparses à cette même table. Manuel Comnène était un homme extrêmement cultivé, qui parlait sept langues, dont la nôtre. Passionné de théologie, de géographie et même d’études astrologiques, il excellait aussi dans le domaine de la médecine et faisait souvent référence avec un talent emphatique aux plus prestigieux philosophes grecs. Il ne lui était dès lors aucunement difficile de séduire Aliénor, qui n’avait eu depuis cinq mois d’autres conversations que celles, assommantes, liées à la question de survie quotidienne et les récriminations de ses dames de compagnie.
Une semaine s’écoula ainsi où nous fûmes pris dans un tourbillon de festivités grandioses. Ce qui nous avait semblé amusant dans les propos fleuris des hauts dignitaires commençait à nous agacer. Cette politesse exquise paraissait cacher quelque chose. Mais Aliénor et Louis ne s’en plaignaient pas. C’est à peine si Aliénor, feignant de succomber au charme du basileus pour détourner les soupçons de son époux, put rencontrer Bernard. Les recoins des jardins luxueux les masquaient aux regards, mais le temps leur manquait pour de plus longues étreintes.
Je me rapprochais insensiblement de Manuel Comnène grâce à Aliénor qui ne pouvait se passer de ma compagnie, et devisais autant qu’il m’était possible avec lui. Sa passion pour l’astrologie, qui rejoignait mes propres connaissances druidiques, était un merveilleux prétexte pour multiplier les tête-à-tête. Au cours d’un de ces apartés, je glissai d’une voix enjouée, en faisant tourner la bague d’améthyste autour de mon doigt :
– J’aurais grand plaisir à échanger propos d’autre nature avec personne aussi amène que vous, Votre Illustrissime, toutefois, cela ne saurait se départir de quelque discrétion.
Le basileus eut un sourire désarmant pour autre que moi, mais qui démontrait bien qu’il comprenait ma pensée. Il n’ajouta rien pourtant, et ce ne fut qu’au soir tombé, après un de ces interminables festins, qu’un eunuque se présenta pour me conduire en audience.
Je ne fus pas reçue dans les appartements royaux. Mon guide, à la stature imposante, me fit faire le tour du palais et pénétrer dans un bâtiment qui semblait s’enfoncer à l’intérieur des murailles de la ville. Depuis une petite fenêtre agrémentée de barreaux, je pus voir que nous surplombions la Corne d’Or et que se devinait un morceau de l’oasis environnante. Soulevant une épaisse tenture, l’eunuque s’effaça pour me laisser passer. La courtine retomba derrière mon dos, et j’entendis son pas s’éloigner. Il n’avait pas dit le moindre mot.
Je me trouvai seule dans une pièce assez petite compte tenu de ce qu’il m’avait été donné de voir depuis mon arrivée à Constantinople. Elle était richement meublée, surtout par un divan aussi large qu’un lit sur lequel trônaient des coussins aux couleurs chatoyantes et aux pompons dorés. Ils recouvraient presque entièrement le dessus de peau de léopard qui laissait mollement pendre une gueule ouverte sur le côté.
– Jamais ce lieu n’a autant qu’en cet instant servi d’écrin.
La voix
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