Le lit d'Aliénor
sévissait dans les terres, et l’ordre était donné de n’utiliser l’eau que pour boire. Notre dernière véritable toilette n’était plus, au terme des cinq mois que durèrent notre cheminement, qu’un lointain souvenir. Les cheveux collaient à nos coiffes et, bien que brossés assidûment chaque soir, ressemblaient à des brins de paille poisseux.
Il était temps que cela s’arrêtât. Et s’il n’y avait eu quelques baignades providentielles, bien que tout habillées, dans des rivières au sud de Nis, Sofia et Andrinople, je peux affirmer que plus d’une, moi comprise, aurait lavé sa poussière d’un torrent de larmes.
Enfin, un matin, elle nous apparut derrière les collines. Un cri de joie courut dans les rangs. Constantinople ! Et, avec elle, l’assurance de quelques moments volés et interdits.
Aliénor et Bernard échangèrent un regard complice qui par grâce échappa au roi, et je fis rouler autour de mon index la bague ornée d’améthyste que m’avait confiée Geoffroi d’Anjou.
Quelques heures plus tard, la longue caravane que nous formions s’annonçait aux portes blanches de la ville de lumière.
Nous étions le 4 octobre 1147.
2
Allongée entre la mer de Marmara et le célèbre golfe de la Corne d’Or, Constantinople surplombait une étendue marine d’une transparence d’émeraude. Les rues étaient droites et fleuries en abondance. Les façades blanches aux lignes douces renvoyaient les couleurs des jardins comme autant de joyaux. Nous visitâmes le palais de Daphné qui comportait les appartements privés du basileus et de sa famille, la Porphyra où les impératrices mettaient au monde leurs enfants, et tant d’autres encore qui servaient aux audiences les plus solennelles. Chaque bâtiment était sublime de colonnes triomphales, de marbres décorés à la feuille d’or, de portiques et de dômes. Tous étaient reliés par une série de terrasses à la côte où le basileus avait son port particulier. Cet enchevêtrement d’édifices dominait le port de Boucoléon où grouillait une population sale et puante, mais qui ne parvenait pas à ternir la somptuosité de l’ensemble.
Quant à l’intérieur des palais, ce n’était qu’éblouissement, là des tapis si épais que l’on s’enfonçait jusqu’à la cheville, là des lustres en forme de dôme de cristal, là encore des tentures lourdes brodées d’argent et d’or, des rubis, des saphirs, des émeraudes enchâssés dans les moulures des meubles, des cassolettes d’argent dans lesquelles brûlaient des parfums aux accents de vanille et d’orange, et partout, partout comme une marée humaine, des serviteurs, eunuques pour la plupart, qui satisfaisaient à vos moindres demandes, empressés et silencieux.
Le basileus était aussi beau et racé qu’on le prétendait : de grands yeux noirs en amande dans un visage triangulaire aux traits fins, mais des épaules massives et un torse musclé sur des hanches étroites et des jambes bien plantées. Il avait épousé l’année précédente la belle-sœur de l’empereur Conrad, qui avait déjà repris la route, au grand désespoir de Louis. Cette jeune femme, Berthe de Sulzbach, sans grâce et massive, s’assortissait aussi mal avec le basileus qu’une chèvre avec un léopard.
Bref, après ces longs mois de poussière et de souffrance, tant morale que physique, c’était comme si brusquement nous entrions dans un paradis de grâce et de somptuosité. Nos compagnes avaient retrouvé dès leur arrivée le bonheur des bains parfumés aux huiles rares et suaves. Nous étions logés, ainsi qu’Aliénor et Louis, en dehors des murailles, dans une vaste résidence entourée d’un immense jardin qui faisait à la fois office de rendez-vous de chasse et de lieu d’accueil pour les visiteurs de prestige. Plus loin s’étendaient des bois dans lesquels moult animaux sauvages ramenés par le basileus agrémentaient les parties de chasse.
Le banquet offert à Louis par Manuel Comnène dépassa en magnificence tout ce que j’avais connu. Pas moins d’une douzaine d’entrées parmi lesquelles des grenouilles frites, du caviar, dont on faisait ici une incroyable consommation, du chevreau farci et maints autres mets arrosés de sauces onctueuses au coriandre et à la cannelle. Quant aux vins de Grèce, plus légers et parfumés que les vins de France, ils coulaient au palais en un enchantement qui nous laissait gaies et ravies. Il y eut même un
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