Le lit d'Aliénor
n’aimait plus Aliénor et même, depuis cette algarade qui avait failli lui coûter la vie, il la détestait, c’était visible. Ignorer la place que Béatrice avait prise dans son cœur, c’était manquer de discernement, pourtant mon instinct me disait qu’elle n’était encore que sa maîtresse spirituelle.
Je m’entêtais à croire qu’elle ne savait rien de mon rôle véritable auprès d’Aliénor. Elle me détestait, soit, tout comme Étienne de Blois qui savait l’origine druidique de mère et les coutumes de la Grande-Bretagne, mais n’avait aucune preuve véritable que je pratiquais encore leurs rituels. Tous deux voulaient ma perte, l’une parce que j’avais pris sa place auprès de la reine, l’autre pour avoir été envoyée par Mathilde auprès d’Aliénor. Or, s’ils jouaient en apparence le même jeu, il était un facteur qui les dissociait, c’était l’amour que Béatrice portait à Louis. Cet amour vrai qu’elle-même ne pouvait contrôler et qui devait être le seul sentiment sincère que cet être fût capable d’éprouver. Et Louis se refusait. Par respect pour l’engagement nuptial qu’il avait contracté au regard de l’Église, mais aussi parce qu’il exécrait cette faiblesse de sa chair à rechercher le plaisir.
Il me suffisait alors de réunir Aliénor et Raymond et de donner ainsi à Louis les derniers arguments qui lui manquaient pour faire sienne Béatrice. Je me frottai les mains avec satisfaction. Ma rivale allait me servir de pion pour atteindre mon but. Quelle ironie ! Quant à Etienne de Blois, son esprit étroit ne lui permettait même pas d’imaginer que Louis et Aliénor pussent se séparer et que, dans l’ombre, Henri attendait son heure. Quelle belle vengeance au fond que de piéger ses ennemis avec leurs propres faiblesses !
Lorsque je m’endormis cette nuit-là dans les bras de Jaufré, j’avais le cœur léger. Et, pour la première fois depuis sa mort, je ne rêvai pas de Denys hurlant de douleur dans un ciel de flammes, mais de son sourire tendre et moqueur. Il serrait Marjolaine contre son cœur.
Aliénor partit d’un rire frais en repoussant sur sa joue la mèche dorée qui lui balayait le visage. Raymond et elle s’étaient éloignés du groupe qui pique-niquait aux abords de la Grande Bleue. Innocemment, Aliénor avait demandé à s’approcher de l’eau et à mettre à la course ces chevaux qui piaffaient à force de s’engourdir sous le chaud soleil de juin, effrayant le flot incessant de mouches et de guêpes qui leur tournoyaient autour. Seul Raymond avait répondu à son offre. Les dames craignaient une insolation et se cachaient derrière de larges ombrelles. Savourant avec bonheur de n’avoir plus leur séant sur quelque monture, elles s’abandonnaient à une torpeur délicieuse. Les chevaliers faisaient rouler à terre quelques dés, la poitrine dénudée sous le joug du soleil.
Ici, avait affirmé Raymond, sur les terres de sa province, on pouvait se relâcher sans crainte. Pas un seul Turc ne s’était approché depuis des mois. À croire qu’ils avaient disparu. À ces mots, Louis avait laissé échapper un rire agacé. N’était-ce point Raymond qui écrivait aux croisés qu’ils devaient hâter leur départ, tant il redoutait pour sa ville, jusqu’à entendre le frémissement des narines turques sous les remparts ? Louis commençait à croire que ces phrases n’avaient été que fables dans le seul but de les attirer à Antioche, et la raison n’était pas difficile à imaginer. Pour autant qu’il pouvait en juger depuis trois jours, Raymond et Aliénor ne se quittaient pas. Simples retrouvailles, avait-il pensé tout d’abord. Mais il avait surpris malgré lui quelques attouchements, une main qui relevait une mèche, un regard qui s’appuyait sur une bouche, sur une gorge. Cela l’aurait sans doute laissé indifférent s’il n’avait pas entendu quelques murmures dans son dos. Ceux du Nord n’aimaient pas Antioche, ils se sentaient prisonniers de ces gens du Midi qui une fois déjà les avaient trahis devant l’ennemi. Que penser de la reine qui s’affichait ainsi ? N’était-elle pas capable de les perdre une deuxième fois ? Louis était sur ses gardes. Pourtant, il ne broncha pas lorsque, enfourchant leurs chevaux, Aliénor et Raymond s’éloignèrent seuls. D’ailleurs, comme une promesse, la main délicate de Béatrice venait de se poser sur son bras. Il aurait été bien incapable de
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