Le lit d'Aliénor
m’employai à atténuer sa souffrance, en demeurant tendrement à ses côtés.
Décidé soudainement à regagner la France, Louis rassembla ses gens, et l’ost royal embarqua en Acre, le jour de Pâques 1149, sur deux navires. Louis avec ceux du Nord et sa chère Béatrice, Aliénor et ceux du Sud avec ses troubadours, à l’exception de Panperd’hu qui appareilla pour Tripoli. Chacun de leur côté bien heureux de n’avoir pas à se supporter durant la traversée qui devait nous conduire en Sicile et, de là, chez nous.
Nous arrivions au large de la Malée, sur les côtes du Péloponnèse. Depuis le matin, le navire tanguait sereinement sur une mer calme. Jaufré se pressa les tempes, inspirant abondamment la brise légère. Debout sur le pont, il songeait que ses migraines devenaient de plus en plus fréquentes. Par moments, c’était comme si quelque chose à l’intérieur de son crâne semblait près d’éclater. Puis cela s’apaisait lentement dès lors qu’il faisait quelques pas ou prenait sa mandore, cherchant dans la musique le remède à sa douleur. Mais elle s’aggravait de jour en jour depuis de longs mois, depuis son plongeon forcé à Antioche lorsque Robert de Dreux avait forcé ma porte, l’arme au poing. Il n’avait osé se confier à quiconque. Tant de choses s’étaient passées, tant d’événements douloureux qui laissaient au cœur de chacun amertume et désillusion. Chacun portait son fardeau tel un cauchemar persistant, lors il taisait le sien, soucieux de cacher comme tant d’autres ce qui le rongeait.
Il poussa un soupir douloureux. Un instant, il revit le visage tuméfié de Peyronnet. Il ne se pardonnait pas de l’avoir entraîné si loin de Blaye. Il serait devenu un grand troubadour. Il en avait l’étoffe, la voix, la prestance. Peyronnet avait tant attendu de lui ! Et que lui avait-il donné en remerciement du bonheur que son audace lui avait rendu ? Cette ultime souffrance et humiliation avant la camarde ! Quelle injustice !
Jaufré suivit machinalement le vol d’un goéland qui retournait d’une aile souple et majestueuse vers les rivages. Puis, détournant les yeux, il les posa avec tendresse sur moi. Accoudée près d’Aliénor au bastingage, je lui souris, tout en humant l’air vif pour apaiser mon propre malaise. Car, depuis notre départ, j’étais prise de nausées que rien ne soulageait et qui me faisaient verser mon matinel par-dessus le bastingage. Je ne m’en inquiétais pas, n’étant pas la seule à souffrir du mal de mer, au grand amusement de notre capitaine. Celui-ci, Antonio Gaviardi, était un homme large d’épaules qui barrait sans forcer et buvait de grosses goulées d’un alcool de girofle que l’on distillait à Tortose et qu’il gardait toujours dans une gourde pendue à sa ceinture. Sans être beau, il avait pourtant quelque charme avec son front noir garni d’épais cheveux bouclés retenus par une cordelière, sa barbe épaisse et frisottante, au milieu de laquelle se tissaient de minces fils d’argent, et ses yeux d’un bleu pur. Ajoutée à cela, cette humeur taquine propre aux Siciliens rendait sa compagnie fort plaisante.
Le voyage prenait des allures de croisière grâce à la clémence du temps. Le simple fait de n’avoir pas à subir la mauvaise humeur de Louis avait levé toute tension sur les visages, et l’on parlait avec bonheur de la douceur de nos foyers de France. L’air du large balayait l’odeur du sang, et peu à peu nous retrouvions devant nos yeux des couleurs et des rires. Certes nous étions tous et toutes différents de ces croisés qui, deux ans plus tôt, avaient gainé leur bras de la manche brodée d’une croix écarlate. Moi-même, j’avais été brisée par ces images, bouleversée par ces femmes et ces enfants égorgés, par ces monceaux de cadavres que des charognards affamés se disputaient. J’avais mal, d’une douleur que rien ni personne ne pouvait apaiser. J’entendais encore les voix autour de moi rejeter la cause de notre échec, non sur l’absurdité de cette guerre, mais sur l’erreur de tactique, la faiblesse, le manque d’armes ou de nourriture, la charge inutile des femmes et tant d’autres raisons. Alors, je me mettais à pleurer en secret sur l’ignorance des hommes, sur leur orgueil imbécile qui les poussait à posséder encore et davantage, sur leur faculté à se retrancher derrière l’abjuration de leurs péchés.
Jaufré s’avança vers nous
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