Le lit d'Aliénor
devenir grand et de perdre le dernier de ses repères.
– Cela m’importe peu, répondit Aliénor en haussant les épaules. J’envisage pour un temps de rendre visite à cette pauvre Sibylle de Flandres au Paraclet où nous l’avons laissée en revenant de croisade. Mais je crois que Fontevrault conviendrait mieux à une retraite. Là, j’aurai tout loisir de racheter mon âme dans la prière pour ensuite aviser.
– Je vous imagine mal au couvent.
– Je préfère cela que vous faire souffrir encore.
Ce furent les larmes au coin de ses yeux qui décidèrent Louis, davantage que tout ce qu’Aliénor avait pu dire. Il y avait une éternité qu’il ne l’avait vue pleurer. Il se demanda même s’il en avait seulement eu l’occasion. Qu’elle se livrât à nu au terme de ces années de lutte et de discorde, de méfiance et de haine, suffit à le troubler. Il esquissa un geste léger sur sa pommette pour recueillir sur son doigt cette perle d’argent.
– Quinze ans. Il m’a fallu attendre quinze ans, murmura-t-il, pour vous trouver digne de ce trône que vous me rendez. Dès demain, nous partirons pour l’Aquitaine et j’ôterai les officiers français des places fortes. Cela fait, nous agirons dans le sens que vous souhaitez.
– Me pardonnerez-vous, Louis, le mal que je vous ai fait ?
– Un seul être eût pu le racheter si elle était encore de ce monde, gémit douloureusement le roi en pensant à Béatrice de Campan. Hélas, si je peux cesser de vous haïr, comme vous, davantage m’est impossible. Laissez-moi à présent. J’ai besoin d’être seul.
Aliénor se retira aussitôt, le cœur léger. Louis n’y avait vu que du feu. Elle eut un petit rire sec en grimpant l’escalier en toute hâte. Personne, jamais, ne lui ferait perdre sa jeunesse et sa beauté dans le gris d’un couvent ! Fallait-il que Louis soit sot pour croire un seul instant qu’elle ait cessé d’aimer ce pouvoir qu’il lui avait enlevé. Elle ouvrit en trombe les portes de sa chambre et héla joyeusement ses chambrières :
– Hâtez-vous, mes belles, dès demain, je retourne chez moi !
C’était à Poitiers, où nous avions été si heureuses, qu’Aliénor voulait achever les préparatifs de mes épousailles. Nous étions le
10 septembre. Dans moins de vingt jours, je serais la femme d’un homme que la raison avait choisi. Dans quelques mois, Aliénor cesserait d’être reine de France.
Elle et moi jouions ensemble à la balle dans le jardin avec les enfants de Pernelle et la petite Marie, lorsque le messager porta la triste nouvelle de la mort du comte d’Anjou. Ma première réaction fut de partir sur l’heure pour les funérailles, mais la reine m’en dissuada. M’y rendre ne servirait à rien, quand je pouvais d’ici dire toutes les prières que je souhaitais pour son repos éternel. Et puis, si je partais à présent, jamais je ne serais revenue pour la date du mariage. Elle avait raison. Mais peut-être était-ce cela que j’espérais au fond. Que quelque chose l’empêche. Quelque chose malgré moi, malgré tout. Geoffroi de Rançon vint me rendre visite à Poitiers. Il se montra prévenant au possible, me consulta à plusieurs reprises pour les derniers préparatifs, insista pour que j’arbore un superbe collier de diamants qui lui venait de sa grand-mère. J’obéis à tous ses caprices, sans rechigner et le sourire aux lèvres. Tout m’était égal. La cérémonie, la robe, les fleurs, les convives, la table, la bénédiction du pape. Tout. Et, plus les jours rapprochaient l’échéance, plus je me sentais vide et triste. Aliénor me réconforta de son mieux. M’assura même que c’était la mort de celui que j’avais pendant longtemps considéré comme un père qui me perturbait et ajoutait à ma tendance dépressive. Elle n’était que joie de vivre, quant à elle. Pour cause, la mort prématurée du duc agrandissait sa dot et son futur pouvoir !
Je m’occupais beaucoup de la petite Alix qui était insatiable de découvertes. L’enfant était fine comme son père, à l’inverse de Marie qui avait tiré d’Aliénor son teint hâlé et ses rondeurs.
Mais, chaque fois qu’Alix venait se blottir dans mes bras en pleurant pour une égratignure, un océan de larmes me montait aux yeux. Je ne pouvais m’empêcher de songer que ma fille aurait son âge et, comme Alix envers Aliénor, m’appellerait « mère ».
15
– A peur Alix, a peur !
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