Le lit d'Aliénor
humide. Henri ne vint pas.
Bernard de Clairvaux venait d’étendre ses bras pour prononcer son sermon dans une abbatiale bondée comme de juste. Tierce sonnait l’office et une foule immense se tassait à Saint-Denis pour entendre la voix du saint homme. Louis, vêtu d’une bure aussi neutre que celle de Bernard, ne laissait rien paraître de son corps marbré de meurtrissures. Aliénor se tenait droite à ses côtés, fardée au mieux pour dissimuler les affres de sa nuit blanche. L’un et l’autre s’évitaient du regard. Tendus vers Bernard, ils espéraient la même chose pour des raisons différentes. Aussi, lorsque les portes grincèrent dans le silence, d’un même élan se tournèrent-ils vers elles. Ils virent s’avancer Geoffroi le Bel et Henri Plantagenêt, dignes et les mains jointes. Entre eux, libéré de ses fers, Giraud Berlai souriait.
Bernard traça un signe de croix dans l’air. La foule écarquillait des yeux incrédules sur ce cortège inespéré qui se dirigeait à pas lents vers les marches de l’autel.
Il n’y eut pas un mot. Juste deux corps qui se plièrent en même temps pour s’agenouiller aux pieds du saint homme, tandis que celui qu’ils avaient emprisonné s’avançait vers Bernard et baisait le bas de sa robe en pleurant. Alors, seulement, la voix magistrale résonna, faisant frissonner jusqu’aux voûtes cambrées de la nef.
– Frères, que la paix de Dieu soit avec vous.
Père et fils tracèrent un signe de croix sur leurs poitrines. Puis, dignement, ils se levèrent et laissèrent là leur ancien prisonnier, pour aller se fondre parmi l’assemblée des fidèles. En passant devant Aliénor, Henri pourtant releva la tête et lui offrit un de ses sourires de carnassier qui ne me trompa pas.
Quelques heures plus tard, ce fut dans la grande salle du palais de la Cité, au pied du trône sur lequel le roi de France siégeait aux côtés de la reine, qu’Henri vint s’agenouiller pour prêter serment d’allégeance à son suzerain. Au nom du pape, Bernard de Clairvaux leva sur l’heure l’excommunication qui pesait sur le père et le fils. Lorsque Louis posa une main amicale sur l’épaule d’Henri, je vis une lueur de cruauté passer dans les yeux de ce dernier. L’heure de la vengeance était proche. Un sentiment de soulagement m’envahit, tandis que je suivais le cortège royal vers la salle à manger.
Fin août, les événements se précipitèrent en Normandie. Eustache de Blois, vexé d’avoir été ainsi rejeté par la nouvelle alliance conclue par Bernard de Clairvaux, décida de lever les barons anglais et normands qui le suivaient contre ceux favorables à Henri et Geoffroi le Bel, tandis que ces derniers s’attardaient à Paris. Inutile de dire que les affrontements promettaient d’être extrêmement meurtriers. Avertis par un espion avant qu’Eustache ait pu mettre son plan à exécution, Geoffroi et Henri prirent la route pour le contrer.
Aux environs de Château-du-Loir, dans ce même lac où j’avais ébroué ma poussière de voyage et retrouvé Bastien l’année précédente, Geoffroi le Bel décida de se baigner. Depuis quelques jours déjà, il toussait à fendre l’âme, victime de l’humidité qui régnait dans Paris comme une vermine. Geoffroi avait pris froid. Cette baignade eut-elle pour but de soulager un excès de fièvre rendu plus pénible encore par la chaleur ? Toujours est-il qu’au sortir du bain il ne put remonter à cheval, tant il se sentit faible. Henri le fit porter aussitôt chez son vassal, et ce fut à ses soins attentifs qu’il l’abandonna, tandis qu’il s’empressait de regagner ses terres.
Le simple fait qu’Henri paraisse, le visage rouge de colère, suffit à ramener une paix qui avait failli être troublée et demeurait instable. Peu de temps après avoir rejoint sa mère, Henri apprit la mort de Geoffroi le Bel. La pneumonie l’avait emporté sans rémission. Un vertige le saisit : il était le maître désormais. Restait à attendre qu’Aliénor ait mis à exécution ses promesses. Dès lors, Louis ne serait plus qu’un pion à balayer d’un revers de manche.
Nous avions quitté Paris en même temps que le Plantagenêt. L’air y était devenu irrespirable. Les égouts répandaient des vapeurs ignobles jusque dans les appartements, et les jonchées de fleurs ne servaient qu’à aggraver le malaise au lieu de chasser cette pestilence. Mais ce n’était pas la première raison qui
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