Le lit d'Aliénor
lequel j’avais devisé la veille. Je hochai la tête, n’osant lui révéler que son compagnon éveillait en moi une curiosité malsaine.
– En ce cas, je crains qu’il ne vous faille patienter, car elle est en grande conversation avec monseigneur l’évêque. Toutefois, si vous acceptiez de faire quelques pas avec moi, j’en serais fort heureux.
– Vous ne pourriez me faire davantage d’honneur, mon père.
Nous avançâmes donc côte à côte, quittant l’allée caillouteuse qui ramenait vers le palais, pour glisser nos pas vers la rivière. Des nuages de libellules bleues et roses s’écartaient à mesure que nous approchions. Des filets de brume serpentaient encore à fleur de sol, mais le ciel s’était dégagé. La journée s’annonçait étouffante.
– Ainsi donc, vous nous quittez, mon père.
– Hélas, ma fille. Il est des lieux où il ne fait pas bon pour des âmes simples de séjourner trop longtemps, sans risquer d’oublier la rudesse de notre ordre.
– Je n’ai pas vu votre compagnon muet à l’office. Est-il souffrant ?
– Point non, il s’est simplement écarté de notre groupe hier, après l’office de vêpres. Sans doute estimait-il que nos chemins s’arrêtaient là. Que ressentez-vous pour lui, mon enfant ?
Cette question me cloua sur place. Mon interlocuteur me fixait avec une pointe de malice et de tendresse dont je ne parvenais pas à saisir la nuance exacte.
– Ne soyez pas gênée. L’infirmité des hommes provoque souvent maintes réactions. Il m’intéresserait de connaître la vôtre, reprit-il.
– Je ne suis pas gênée, mentis-je. En fait, je ne sais pas vraiment ce que j’éprouve à son contact.
– Avez-vous pitié de lui ?
– Non !
J’avais crié sans m’en rendre compte. Les oiseaux se turent brusquement.
– Non, ce n’est pas cela, repris-je d’une voix plus douce.
Je ne comprenais pas ce qui m’arrivait. Peut-être cette difformité me rappelait-elle la mienne, cette monstrueuse déchirure qui disloquait mon âme et mon cœur, peut-être avais-je envie de me rapprocher de gens dont la douleur ressemblait à la mienne par le rejet que j’avais des autres et du monde.
Soudain, sans que je puisse rien contrôler, des sanglots convulsifs m’ébranlèrent, tandis que je bredouillais désespérément, entre deux hoquets :
– Oh, mon père, si vous saviez !
– Racontez-moi, dit-il simplement en m’entraînant par le bras au bord de la rivière, sous un aulne qui pliait ses branches jusqu’à frôler l’onde.
Je m’assis sur une pierre plate, tentant de faire taire ces sanglots ridicules. Lorsqu’il me tendit un mouchoir en souriant, je mesurai à quel point je devais sembler désemparée. Je frottai mes yeux et mouchai mon nez comme une enfant.
– Pardonnez-moi, mon père. Je ne sais ce qui m’a pris.
– Voyez-vous, mon enfant, il n’est de pire péché que celui de mensonge, dit-il paternellement en s’asseyant à mes côtés.
– Appelez-vous mensonge le fait que je pleure à vos côtés quand je devrais rire ?
– Seul votre cœur connaît la réponse à cette question, mon enfant.
– Je ne sais même pas votre nom.
– Il ne vous dirait rien. Mais Dieu a mis entre mes mains le bonheur de pouvoir réconforter ceux qui souffrent. Épanchez-vous sans crainte.
Je pris une profonde inspiration, puis lâchai d’un trait :
– Je vais épouser un homme que je n’aime pas pour en oublier un autre que j’ai perdu. Voilà toute mon histoire. N’est-elle pas triste, mon père ?
– Si celui que vous avez perdu vivait encore, l’entendis-je murmurer d’une voix douce, l’épouseriez-vous ?
– Sans hésiter et de tout mon cœur ! criai-je dans un nouveau sanglot.
– Même s’il était tordu, boiteux et muet ? continua-t-il en souriant. Je le regardai sans comprendre, mais une chose était certaine en moi, qui franchit mes lèvres sans hésiter :
– Je n’ai que faire de l’apparence, c’est son âme que j’aimais ! Et elle était plus belle et pure que toutes les beautés de ce monde. Sans lui je ne suis rien, je n’existe plus. Je survis, comprenez-vous ? Je ne parviens pas à oublier. Je deviens folle. Aidez-moi, aidez-moi…
Il me regardait me vider de mes larmes, de ces larmes de boue que le temps ne drainait pas. Il me regardait et il souriait avec tendresse. Alors, il m’ouvrit ses bras et je m’y réfugiai, perdue et inutile, comme tant de fois depuis que
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