Le lit d'Aliénor
d’Aliénor, et la jeune reine ne songeait plus à s’enivrer de politique. Avoir écarté Adélaïde de Savoie qui boudait sur ses terres suffisait à son orgueil. Elle était désormais bien trop occupée à redécorer ses appartements, à broder des tapisseries et à faire visiter à sa nouvelle amie une ville qu’elle n’avait jamais eu vraiment jusqu’alors l’envie de découvrir. Nous étions en octobre 1137, et les premiers frimas se faisaient rudement sentir. Les rues de la Cité s’ornaient de crevasses profondes que la pluie avait ravinées. La Seine avait pris une couleur métallique, mais, avec le froid, ne charriait plus ces odeurs infectes qui avaient saisi Aliénor à la gorge lorsqu’elle avait franchi pour la première fois le Grand Châtelet, ce large pont qui devait son nom à la forteresse qui barrait son extrémité.
Son plus grand plaisir, depuis que Béatrice était à ses côtés, était de se rendre sur la butte de Montmartre. On y achevait la construction d’une chapelle au milieu des frênes et des marronniers aux branches givrées. Chaudement couvertes, les deux jeunes femmes escortées de leur suite appréciaient d’un même œil ce spectacle grandiose. De là, on pouvait voir la colline de Chaillot et le paysage parsemé de vignobles. On suivait les méandres du fleuve égayé d’îles verdoyantes. On apercevait les clochers des villages sur ses rives à l’orée des forêts. Béatrice disait en plaisantant qu’elles étaient comme à la montagne.
Pendant ce temps, l’abbé Suger se frottait les mains. Son stratagème pour écarter la reine de la politique du royaume fonctionnait au-delà de ses espérances. Il ne se passait pas un jour sans que Béatrice de Campan lui rende compte par le menu des faits et dires de la reine. Adélaïde de Savoie de son côté ruminait sa vengeance, aidée dans son jeu par Raoul de Crécy, comte de Vermandois. Raoul était un homme agréable de figure et d’allure, mais marié à une sorte d’échalas rougeaud aux yeux de poisson globuleux, qu’il n’arrivait à satisfaire que les chandelles mouchées. De sorte qu’il papillonnait dans la couche des dames de compagnie d’Aliénor, lesquelles, souvent mal mariées, trouvaient l’amant fort plaisant. Ce manège agaçait l’oncle de son épouse légitime, Thibault, comte de Champagne, chevalier de l’ordre du Temple, d’autant qu’il aurait bien voulu s’emparer de sa place de conseiller auprès du roi.
Suger trouvait la situation délicate, pourtant il laissait faire. Tant que ces gens s’occupaient entre eux, Louis était facile à manœuvrer et suivait ses conseils sans sourciller. La cause de Dieu était pour le jeune roi la seule à défendre, aussi dispensait-il sans compter ses largesses à l’ordre du Temple, lui cédant plusieurs terrains et bâtiments dans Paris et ses faubourgs. À travers l’importance que la milice du Christ prenait, Suger voyait grandir la sienne. Qu’aurait-il pu demander de plus qu’œuvrer à sa propre gloire ?
C’est dans cette atmosphère curieuse que je fis mon entrée sur l’île de la Cité avec Denys et une solide escorte.
Au pied de la montagne Sainte-Geneviève, nichées dans le coude de la Seine, et sous une pluie battante qui collait une boue noire aux sabots des chevaux, les ruelles se renvoyaient le grincement des chaînes retenant les enseignes des tavernes et des échoppes. Le mauvais temps, qui depuis plus de dix jours nous contraignait à des étapes courtes, semblait atteindre ici son paroxysme.
Denys et moi avions effectué le trajet depuis Chartres en silence, tant la tempête empêchait tout échange. Les volets de cuir de la voiture se relevaient sous la poussée de la bourrasque, inondant nos capelines de voyage de grosses gouttes froides. Aveuglés par la pluie et freinés par les ornières, les chevaux avançaient au pas malgré les encouragements musclés d’un cocher trempé jusqu’aux os. Denys avait insisté pour retarder encore notre dernière étape, mais j’étais de plus en plus inquiète. Depuis cette agression à Châtellerault, je ne cessais de penser que, si l’on avait tenté de m’écarter, c’était pour mieux me perdre auprès d’Aliénor. Je n’avais que trop tardé. Chien de temps. J’étais glacée. Denys me regardait par instants d’un air de pitié, mais je répondais par un sourire. Il ne comprenait pas mon entêtement, davantage habitué à ces damoiselles qui s’enferment
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